Rez & Electroplankton – L’expérience sensible

[Cet article a été co-écrit par Bastien de L’Hermite]

La musique est l’un des outils ancestraux imaginés par les sociétés humaines pour communier dans l’instant; elle est une manière sophistiquée d’occuper les cerveaux, les sens, les corps, et ainsi de chasser les mauvais esprits, les angoisses de survie ou les blessures du passé. Les aborigènes ont nommé cet état de conscience « temps du rêve » : un espace magique où l’abstraction écarte le bruit chaotique du monde au profit d’une focalisation sur les sensations intérieures, qui permet d’ancrer le sujet dans une autre forme d’immersion, où le passé et le présent ne font qu’un. Adieu, quête de réalisme et listes de courses pour PNJs indigents rencontrés il y a deux secondes, bonjour visions affables et momentums de poche dans la caverne de l’esprit. Je suis Bastien de L’Hermite, et je me joins à Zeph pour gloser sur le rail shooter psyché de Tetsuya Mizuguchi et sur le jouet plancto-rythmique de Toshio Iwai.

Poétique de l’instant

Que voit-on réellement ? Que ressent-on, ici et maintenant ? Avec Electroplankton, on perçoit un opéra ambient sous microscope : on retrouve les œufs d’artémias mort-nés chopés dans le Journal de Mickey, qui éclosent enfin pour que nous devenions le chef d’orchestre et spectateur privilégié de leur danse sonore. C’est cet aspect spectaculaire et passager qui distingue Electroplankton d’un outil de composition rudimentaire. On n’y produit pas de musique : on y vit une expérience musicale. Iwai envisagea bien un temps la possibilité pour l’utilisateur d’enregistrer ses morceaux, mais écarta finalement cette idée au profit d’une beauté éphémère, dont l’éternité s’imprime dans les affects plutôt plus que dans une mémoire glacée sur support. Combien d’albums avez-vous réécoutés inlassablement, recherchant l’émotion de la première écoute ? Ce que ce jeu propose d’approcher est cette qualité particulière de sentiment, qui ne se reproduit pas et qui ne peut être stockée. L’expérience est quelque chose de volatile et d’imprévisible. Ainsi, la finalité d’une partie d’Electroplankton est seulement définie sur le moment par la personne qui joue : expérimenter joyeusement jusqu’à la cacophonie (le jeu prenant soin de nous laisser plus ou moins de liberté rythmique ou harmonique), essayer de produire un morceau cohérent, jammer en groupe, ou tout simplement écouter le jeu tourner en faisant autre chose. Le trip devient rêve lucide, pour peu qu’on arrive à maîtriser chacun des 10 instruments proposés par le jeu.

Rez, de son côté, évoque plutôt la logorrhée new age d’un DJ de Goa extatique fan de 2001 dissertant sur les projections astrales et la cybernétique. La forme y est plus classique, héritée du savoir faire de l’arcade chez Sega. Du jouet à l’usage libre, on passe au jeu, dans lequel on y poursuit un objectif : délivrer l’IA Eden, dont la société futuriste dépend, du péché de connaissance qui lui a fait initialiser sa séquence d’auto-destruction. Mais le véritable intérêt de REZ se situe à un autre niveau, au delà d’une fumeuse catabase post-cyberpunk à la Tron : celui de l’entrelacement des sensations audio-visuelles et haptiques.

La spécificité de Rez est qu’il place sur une grille musicale — définie par son nombre de battements par minute et ses différentes sections — les différents feedbacks sonores et vibrations de la manette (ou de l’inénarrable accessoire dédié : le Trance Vibrator). Nous sommes alors contraints d’adopter une chorégraphie, d’accepter une certaine soumission au jeu permettant un instant d’oubli et d’abandon. Ce phénomène est encore accentué par les codes du rail shooter qui, à la manière de son parent plus moderne, le runner, rapproche le jeu d’une partition. L’exploitation de cet élément précis de grammaire ludique fera d’ailleurs des émules dans la recherche d’une expérience fluide pour le joueur : des feedbacks musicaux de Super Mario Galaxy aux levels rythmiques des derniers Rayman. De cette simultanéité réglée des sensations naissent dans REZ le sentiment synesthésique et la transe rituelle recherchée par Mizuguchi. À mesure que nous progressons vers un niveau d’attention supérieur qui doit nous rapprocher des sensations et éveiller notre sensibilité, nous délaissons une partie de notre esprit. Cette expérience, qui est celle que proposent les psychotropes, est à la fois évoquée et reproduite par les visuels psychédéliques de REZ.

Du jeu à l’expérience

Le jeu musical, c’est à la fois une forme très pure de plaisir ludique, et une tentation qui éloigne du jeu tel qu’on le connaît. REZ, par exemple, est le produit de l’expérience acquise par ses créateurs pendant le développement de Panzer Dragoon Saga, et il est clair que la transition menant d’un grand rail shooter à tendance RPG vers l’expérience synesthésique de REZ est une épuration : moins de lore, moins de stats, moins d’exploration. Tout disparaît pour laisser libre cours à une explosion de gamefeel et poser ainsi les bases d’une expérience musicale. Même en partant d’un jeu déjà fondé sur le rythme comme l’ont fait deux vétérans du studio Harmonix après avoir bossé sur Rock Band, on ne poursuit la tentation musicale que pour aboutir à une parfaite pureté expérimentale. C’est ce qu’ils ont obtenu avec Thumper : une seule voie, un scarabée, et l’obscurité du monde comme horizon. Bien avant Thumper et bien avant REZ sortait déjà chez Nintendo un exemple de shoot them up débarrassé de toutes les fioritures dont on fait les jeux vidéo. Ce splendide jouet sonore à scrolling horizontal portait le nom d’Otocky, et son créateur n’allait pas s’arrêter là. Avec le projet Sound Fantasy devenu Simtunes, avec ses installations ludo-musico-artistiques, puis avec le classique DS Electroplankton, Toshio Iwai n’a cessé d’approfondir sa recherche d’une parfaite expérience musicale, dans laquelle se réaliserait l’unité harmonieuse du logiciel et de l’humain, du son et de l’image, de l’abstraction et du vivant.

Le secret du détournement par lequel un rail shooter est changé en jeu de rythme, c’est le remplacement d’une recherche de complétion par une recherche d’harmonie. Toutes deux peuvent être poursuivies grâce aux mêmes actions et satisfaites simultanément. Un shooter lambda implique d’ailleurs déjà le chevauchement de ces deux préoccupations, l’une esthétique et l’autre ludique. Dans le cas de REZ, nous n’observons qu’un changement de priorité. La marque la plus évidente de ce changement est l’apparition systématique, de Rez à Vib Ribbon en passant par Internal Section, d’un mode spectacle semblable à celui d’Electroplankton. Ce mode de jeu sans game over permet de délaisser entièrement la préoccupation ludique pour aboutir à une sorte de joujou son-et-lumière qui a même pu servir, dans le cas de REZ, à des performances publiques. Manifestement, ce n’est pas dans le jeu que se cache le fond du modèle musical : c’est dans la simple correspondance de nos actions et de leurs effets esthétiques. A cet usage, le jouet suffit.

Le cadre musical d’Electroplankon est moins strict et moins automatisé que celui de REZ. Parce qu’il offre donc une plus grande liberté, il nous faudra fournir plus d’efforts pour atteindre dans ce jeu une expérience harmonieuse. Comme beaucoup d’installations artistiques de Toshio Iwai, celui-ci vise justement à esthétiser nos les mouvements et nos sensations en les augmentant, et en gommant leurs irrégularités. Electroplankton s’inscrit dans une série d’expériences menées depuis longtemps par Iwai dans les domaines du JV et de l’installation. Il avait déjà éprouvé dans des expositions d’art contemporain beaucoup des expériences proposées par ce jeu, et il approfondira de nouveau ce même travail en concevant un peu plus tard le célèbre Tenori-On, gadget musical très répandu chez les musiciens rigolos comme Björk ou Jean-Michel Jarre. Iwai explique volontiers que cette recherche prend racine dans l’époque bénie de son enfance, qui a été marquée par quatre grands objets de fascination : une NES, un synthétiseur, un microscope et un magnétophone. L’association de ces quatre domaines que sont le jeu, la composition, l’observation et l’enregistrement est le noyau vivant de l’expérience poursuivie par Toshio depuis les années 80. Cette exploration permanente le poussera à travailler en collaboration avec Nintendo, avec Miyazaki, avec Fuji TV, et comme plusieurs autres génies du jeu vidéo (Osamu Sato, Kenichi Nishi, Shigesato Itoi), avec l’inévitable Ryuichi Sakamoto.

La quête de l’essence

Iwai et Mizuguchi ont en commun d’avoir assis leurs volontés artistiques sur la recherche d’antécédents synesthésiques dans les arts visuels. Dans ce domaine, leurs principales trouvailles ont pu être l’Op art, l’expressionnisme abstrait, le mouvement Fluxus, ou encore la peinture polyphonique de Paul Klee. Et il est désormais bien connu que l’influence de Kandinsky est à l’origine du projet qui aboutira à REZ Du côté d’Iwai, c’est l’œuvre de Norman McLaren, faite de films expérimentaux fondés sur la correspondance du son et de l’image, qui a été déterminante. Le cinéma expérimental a été le terrain de nombreuses expériences de cet ordre, parmi lesquelles on peut remarquer les collaborations de Paul Sharits avec le musicien Carsten Nicolai, ou les travaux précurseurs d’Oskar Fischinger et de John Whitney. Enfin, l’œuvre interactive Small Fish (1999) de Furukawa, Fujihata, et Münch semble être quant à elle un antécédent direct d’Electroplankton.

La composition musicale imaginée par les jeux d’Iwai et de Mizuguchi, parce qu’elle utilise des sons naturels et des objets non-musicaux plutôt que des instruments, est la mise en œuvre d’une vision très répandue parmi les compositeurs du XXe. Des bruitistes italiens jusqu’à John Cage en passant par Pierre Schaeffer qui en tire les premiers principes de la musique concrète dans les années 40, cette vision envisage chaque son comme une note, et le hasard comme un élément de composition. S’appuyant sur une philosophie très orientale, elle a exercé une influence déterminante sur de nombreuses avant-gardes d’occident, et elle a été le premier fondement de la musique électronique expérimentée par Stockhausen à partir des années 50 avant d’être introduite en 87 par Iwai dans le jeu vidéo.

Mais cette philosophie d’une musique concrète et partiellement aléatoire ne suffit pas dans REZ ou dans Electroplankton à sacrifier les règles de la tonalité, comme elle l’avait pourtant fait chez nombre de compositeurs. Avec l’entrelacs et le décalage de ses motifs répétitifs, la musique de ces jeux évoque plutôt celle des minimalistes américains, et celle du gamelan indonésien qui a exercé sur eux une influence décisive. Leurs compositions, faites de récurrences autonomes mais interdépendantes, sont particulièrement adaptées à l’idée d’une musique naturelle, qui épouserait les cycles des organismes vivants, leur variété et leur harmonieuse dissonance. Cet imaginaire de la nature musicale est une préoccupation centrale pour Iwai, qui voit dans les planctons chantants une sorte d’unité minimale et pure de la vie, mais aussi pour Mizuguchi, qui s’intéresse en premier lieu au jeu et à la musique parce qu’ils lui apparaissent comme des phénomènes primaires relevant de l’instinct. À un certain stade de son développement, d’ailleurs, son jeu se destinait lui aussi à mettre en scène des planctons. Comme il l’explique volontiers, c’est en observant le comportement d’une foule rassemblée par le son lors d’un festival de musique qu’il a été frappé par l’idée d’une correspondance des sensations tactiles, visuelles, sonores et émotives, et d’un cheminement rythmique vers l’unité. C’est pourquoi l’environnement abstrait et informatique de REZ est tout entier tendu vers l’élément premier, naturel, instinctif et créateur sans lequel il n’est qu’une vaste aliénation. Selon les mots de Mizuguchi lui-même, ce jeu décrit un mouvement qui mène de l’obscurité, du silence et de l’individualité vers la lumière, le son et la communauté. REZ et Electroplankton sont les résultats différents d’une même quête de l’essence. Ils sont des tentatives visant à réconcilier l’abstraction technologique et la matière naturelle.

Il y a derrière cette volonté une mystique essentialiste discutable. Elle résulte dans REZ en une sorte de collage néo-païen mal digéré qui fait de notre personnage un spermatozoïde et de notre cheminement l’histoire d’une fécondation. Mise en parallèle avec le lore de base qui veut que nous sauvions une I.A débordée par un excès de connaissances, cette image d’un goût douteux s’explique finalement de manière assez propre. Ce qui lie l’expérience synesthésique, la dissipation de l’embouteillage informatique et le délire fécondateur, c’est une simple recherche de l’unité, et la poursuite illusoire d’une expérience parfaite. Partant du phénomène de correspondance qui est à la source de tout sentiment esthétique, REZ s’engage corps et âme à la poursuite de cette chimère fascinante. Electroplankton, en revanche, accepte avec l’humilité d’un jouet ou d’un outil le morcellement du monde en une série de petites associations esthétiques. Laissant leur place à l’imprévu, à l’imperfection et à l’absence de contrôle, il renonce à la quête spirituelle au profit d’une philosophie pragmatique et contemplative.

Earthbound & Warioland 3 – La subversion

La subversion, en règle générale, c’est le retournement violent de ce qui était en place et la transformation d’une chose en une autre. Par exemple, le M de Mario qui se fout cul par-dessus tête pour devenir l’emblème du méchant W9, c’est la première d’une longue série de subversions dont Warioland et ses suites sont les résultats. De la même manière, un innocent RPG superNES qui se fait passer pour un film de série B, puis balance tout naturellement un gros sample des Monty Python, c’est l’annonce d’une démarche entièrement subversive. C’est même une forme aiguë de ce mode de subversion sur lequel se fonde à peu près tout renouvellement artistique, en particulier depuis un bon siècle. La preuve que ce procédé fonctionne, c’est qu’au prix de longs efforts, après nous avoir fait subir Guignol Guérin, Montherlant et Kaamelott, l’histoire pénible de l’art nous offre enfin, grâce aux jeux vidéo, ses premiers fruits bien mûrs.

Le jeu du méchant

Après avoir suivi plus ou moins docilement le modèle des Mario sur console, la série de jeux gameboy Super Mario Land prend un tournant décisif avec son troisième épisode, Warioland, qui nous invite à contrôler l’antagoniste du jeu précédent. Cette fois, parce qu’on joue le méchant, on ne sauve ni princesse ni royaume champignon : on participe aux entreprises honteuses d’un aventurier en iench de thunes. Ce premier bouleversement en appelle d’autres, qui s’accumuleront pour aboutir dans Warioland 3 à un système de jeu radicalement différent, voire opposé à celui de Mario Land. Pour faire simple, on arrête de compter les secondes, et on retire au personnage la possibilité de mourir. Ça veut dire qu’avec Warioland 3, il devient possible de circuler sans pression, dans une abondance déraisonnable de temps, et d’essayer des trucs. La partie se transforme alors en une succession d’énigmes et de pièges qui se jouent de nous bien plus que nous ne jouons avec eux. On tourne en bourrique, mais on ne subit aucune punition, si ce n’est la perte d’un peu de ce temps qui n’est de toute façon plus compté. Ce que ce jeu nous propose ainsi, l’air de rien, c’est une expérimentation libre et débarrassée de toute contrainte. Cette liberté fraîchement gagnée permettra avec Warioland 4 de revenir vers certaines mécaniques mariolesques sans abandonner la dimension exploratoire, et donc de donner naissance au meilleur jeu de la GBA et du monde.

Le jeu de l’extraterrestre

Earthbound, comme Warioland 3, n’est que la continuation d’un mouvement déjà amorcé et destiné à se poursuivre. Mais son antécédent, Mother, et sa suite, Mother 3, n’ont jamais été distribuées en-dehors du Japon (c’est pourquoi il porte un nom nouveau, spécialement destiné au monde du dehors). Earthbound a donc été la seule fenêtre offerte aux occidentaux pour entrer dans l’univers merveilleux et désespérément américain de la série Mother. Sur le moment, ça n’a pas suffi. Les ventes hors-Japon ont été très décevantes, en partie à cause d’une stratégie publicitaire axée autour du slogan « Ce jeu pue » que venaient confirmer une série de patchs odorants dégueu et de vannes imbitables. Jusque dans son habillage marketing, Earthbound aura été un objet totalement singulier. Et même s’il n’a pas trouvé tout de suite son public international, il rassemble aujourd’hui l’une des fanbases les plus massives et les plus dévouées du milieu. Elle a traduit vaillamment Mother et Mother 3, révisé la traduction déjà admirable d’Earthbound, puis a été jusqu’à fabriquer un quatrième jeu qui devrait bientôt tenir honorablement la comparaison avec ses trois modèles. Ces gens ne lâchent rien et ne lâcheront jamais rien. Et pourquoi diable ? Qu’y a-t-il donc à voir dans ce pauvre Dragon Quest qui pue, et qui est sorti 10 ans trop tard ?

L’auteur de Mother n’est pas un créateur de jeux vidéo. Shigesato Itoi est un champion de pêche et un officiel du Monopoly. Il bricole des nouvelles avec Murakami, des chansons pour Ryuichi Sakamoto, des accroches pour les films de Miyazaki et fait même la voix du papa dans Totoro. Mais quand il arrive chez Nintendo, c’est seulement pour faire la publicité d’un dating sim sur NES. Il a tellement pas le profil que quand il demande gentiment s’il peut faire un jeu, Miyamoto commence par l’envoyer paître avant que Yamauchi n’ait un mouvement de pitié et le retienne. On le laisse faire son jeu. Et si de près ou de loin, ça vous intéresse de savoir comment un dilettante vagabond qui fait des pubs avec ce chien de Woody Allen peut débarquer dans le game et le foutre à l’envers immédiatement, ou si vous voulez découvrir le point commun entre Satoru Iwata et les voies du seigneur, faites un tour sur HG101 et lisez les articles d’Iwant qui valent bien mieux qu’une heure de notre tchatche. Mother, pour résumer, c’est l’œuvre d’un personnage iconoclaste étranger à l’industrie, et c’est donc l’occasion de remettre en question tout ce qu’on croit savoir sur le jeu ou sur les extraterrestres. Aujourd’hui, si nous choisissons de nous concentrer plutôt sur Earthbound, c’est parce qu’il est plus abouti, et parce qu’il a été pour beaucoup de gens le premier contact avec la série et avec l’âme du monde.

Démystifications

Dans ce jeu, les poncifs qui forment habituellement la structure invisible des RPG sont déplacés, modifiés et portés à notre attention. Le menuing nous est expliqué par un chien « possédé par l’esprit du développeur », on traverse le didacticiel (qui est à crever de rire) après une vingtaine d’heures de jeu, et rien n’est fait pour habiller un peu les obstacles artificiels qui contiennent notre progression. Le jeu, dans sa fausse naïveté, nous explique qu’ils sont là « pour une raison étrange ». Ainsi, ces éléments ne jouent plus seulement leur rôle habituel, mais deviennent les objets d’un jeu nouveau par lequel se mesure notre complicité avec Itoi et son équipe. On est amusé de voir le messager du futur écrasé après une minute trente par un personnage secondaire, de ne recevoir du premier ennemi iconique du jeu que des attaques totalement inefficaces, ou encore de constater que derrière l’interface de baston qui nous cache tout, il peut se passer des trucs plus importants que le combat lui-même. Earthbound fait mine d’ignorer toutes les lois implicites dont dépendent habituellement la jouabilité et la vraisemblance d’un jeu. Au premier événement qui secoue le quartier, la famille de notre personnage le fout dehors et lui annonce qu’il va sauver le monde. Lorsque Pokey désigne par une métaphore le « bourdonnement d’abeille » mystérieusement produit par la météorite, une véritable abeille ridicule finit par en sortir. Et nous qui continuons d’agir en fonction des lois désormais caduques du RPG tombons alors dans une série de pièges, et découvrons ainsi un nouvel ensemble de lois, une nouvelle vraisemblance et une nouvelle jouabilité. Cet univers ne nous paraîtra jamais incohérent, parce qu’il ne confond jamais vraisemblance ludique et vraisemblance narrative. Une même logique est à l’œuvre dans Warioland, dont l’esthétique cartoon cohabite avec un faux souci de vraisemblance, qui est lui-même un gag.

Libérations

Ces deux jeux se font une spécialité de nous mener à la baguette. Bien souvent, Earthbound anticipe nos actions en ne nous proposant que des choix illusoires, ou en annulant à la dernière seconde un déroulement qui nous aurait déçu parce qu’il était trop simple. Notre obéissance et notre confiance sont sans cesse éprouvées par ces procédés parfois cruels et toujours drôles. Nous devons nous laisser faire, comme le personnage de Poo qui consent à ce que ses membres et ses sens lui soient enlevés puis restitués magiquement. Nous n’avons pas vraiment de liberté à l’intérieur d’Earthbound. Nous déroulons linéairement le jeu, qui n’offre pas de quêtes annexes et ne laisse aucun espace inexploré. Il nous guide, comme Uncharted, à travers un spectacle au rythme irréprochable, et nous remet ainsi à notre place de 999e visiteur. Il faut croire que nous ne sommes pas si spécial.e que ça. C’est ce que nous dit Buzz Buzz lorsqu’il vient nous annoncer l’inévitable prophétie de l’élu. Il pense que nous pourrions être l’élu, mais rien n’est sûr. C’est qu’en vérité, il y en a beaucoup d’autres. Et pour que nous puissions imaginer l’immense partie de notre expérience de jeu qui est engendrée par nous et qui nous appartient, nous devons d’abord nous souvenir qu’une autre partie de cette expérience est partagée par d’autres. Cette conscience a offert aux fans d’Earthbound une formidable liberté créatrice. Elle leur a notamment inspiré nombre de chefs-d’œuvre qui, prenant appui sur la fantaisie émancipatrice de Mother, ont emprunté des directions très diverses. Eux-même ont pu être traduits, détournés et imités à leur tour.

Transformations

La liberté que nous offre Warioland repose elle aussi sur un paradoxe : nous contrôlons un personnage sans partager ses intérêts. En début de partie, un mystérieux visage nous implore de sauver son univers tout en nous signalant la présence accessoire de trésors dans ce monde. Nous comprenons alors que notre relation avec Wario repose sur la proximité de deux quêtes parallèles, la notre et la sienne. Ainsi, notre expérience de jeu n’est pas vraiment marquée par la volonté d’accumulation qui motive le personnage. Les pièces n’ont pas de valeur particulière et les trésors, la plupart du temps, sont immédiatement utilisés sur l’environnement pour débloquer de nouvelles zones. La quête accumulatrice de Wario satisfait donc par hasard notre besoin d’explorer le jeu, et nos deux chemins convergent finalement vers la quête annoncée en début de partie. Nous avons bel et bien, et sans avidité aucune, mené une chasse aux trésors. Nous avons collaboré avec Wario sans jamais nous confondre en lui comme nous l’aurions fait en jouant à Mario Bros. Dans ce jeu, où l’urgence et la peur nous foutent enfin la paix, nous ne sommes pas non plus retenus par une identification qui nous dirigerait trop nettement. Il n’y a pas pas même une traînée de piécettes pour nous dire où aller.

De même que Mario Land ne partageait pas l’environnement de Mario Bros., Warioland constitue encore une nouvelle réinvention où ne subsiste presque rien des jeux précédents. L’univers de Warioland, c’est d’abord un territoire d’une grande diversité, où chaque lieu fonctionne différemment. Parce que les clés nécessaires à l’exploration d’un monde sont toujours dispersées dans les autres, nous devons sans cesse aller d’un environnement à l’autre, revenir sur nos pas et naviguer dans cette diversité de mécaniques. L’autre particularité de cet univers est son aspect changeant. Il est non seulement soumis à un cycle jour/nuit qui renouvelle encore la forme de chaque espace et implique des allées et venues, mais il est aussi transformé continuellement par notre action, qui révèle ses possibilités cachées. On se sépare ainsi de l’idée d’un monde fixe, naturel et définitif. Tout est mouvant. Tout est soumis à une continuelle subversion. L’incroyable diversité de ces transformations forme une série de surprises plaisantes qui interviennent en jeu comme des récompenses.

Corruptions

Earthbound met lui aussi en scène une subversion totale de son territoire, mais il propose deux formes bien distinctes de ce phénomène. D’abord, il y a la déconstruction des poncifs du jeu vidéo et des croyances logiques dont notre monde est fait ; c’est un dépoussiérage rafraîchissant qui trouble, inquiète et amuse petits et grands. Ensuite, il y a l’aliénation de toutes les formes de vie terrestres qui subissent l’influence néfaste des extraterrestres et deviennent hostiles. En gros, donc, la subversion dans la forme de la pensée et dans les règles des jeux, c’est un plaisir inventif, mais la subversion dans le cœur des êtres et dans le monde vivable, c’est plutôt l’angoisse. Il faut la combattre pour revenir à un état normal et, éventuellement, naturel. L’espace où Shigesato Itoi situe la pratique du jeu correspond à une zone intermédiaire entre bien et mal. Il est une déviation par rapport à la justice pure, mais il protège de ce qui se trouve au-delà de la blague. Le jeu et la subversion ont ainsi tous deux quelque chose d’inquiétant. Ils nous bousculent et nous permettent d’apercevoir une réalité secrète, illicite et dangereuse. Porky, l’enfant responsable de la secte happyiste, de l’entreprise monopolistique de Fourside et de l’impérialisme de New Pork qui sont trois visages de la subversion maléfique, se révèle dans Mother 3 n’être qu’une sorte de maître de jeu privé de tout contact avec ce qui est bon. A la manière de Skull Kid, il est un enfant que la solitude a exposé à la corruption. Dans Earthbound comme dans Mother 3, ce qui manque à Porky est une sorte d’équilibre, qui ne saurait être atteint que par le jeu et qui est une condition irremplaçable de la vie.

Renversements

Une même mise en rapport du bon et du mauvais est à l’œuvre dans Warioland 3, d’abord parce que nous cherchons à sauver le monde à l’aide d’un vilain personnage, ensuite parce que notre réussite dépend d’une série d’aides involontairement apportées par nos ennemis. Si dans cet épisode ils ne peuvent plus nous tuer, ils peuvent néanmoins nous transformer. Et les différents états qu’ils nous permettent d’atteindre sont à la fois des contraintes, parfois très frustrantes, et des outils indispensables à la résolution d’énigmes. Le dualisme qui oppose bon et mauvais, utile et nuisible est ainsi mise à mal dans Warioland 3, particulièrement lorsque nous apprenons en fin de partie que nos ennemis étaient comme dans Earthbound de simples villageois transformés, et qu’ils devaient nous empêcher de réveiller l’esprit maléfique du boss final. Parce qu’à l’image de Carpainter ou de Monotoli nous étions prisonniers d’une illusion, nous avons obéi à une autorité malveillante et accompli sans le savoir une série d’actions injustes.

Earthbound nous place dans une position tout aussi délicate en prêtant notre visage à l’incarnation du mal, et en faisant intervenir sa représentation au cœur de notre espace intérieur. Il est manifeste qu’une part de cette entité purement mauvaise existe à l’intérieur de notre personnage. Nous l’imaginions comme une présence extraterrestre, étrangère, mais bien qu’elle soit apparue sur le point d’impact d’une météorite, elle appartient aux profondeurs de notre terre et y est irrémédiablement liée. Le mal vient plutôt de l’intime que du lointain. Ainsi il n’y a que l’intime qui puisse avoir raison de lui. C’est pourquoi la quête principale d’Earthbound exige que nous retrouvions dans des sanctuaires terrestres les fragments d’une mélodie connue, qui nous revient progressivement à travers des réminiscences presque proustiennes. L’association finale de ses fragments fait ressurgir dans notre mémoire l’état le plus simple et le plus uni qui soit, celui de la petite enfance. Dans Mother, cette berceuse que nous reconstituons ainsi n’est pas la nôtre mais celle de Gigyas, notre arrière-petit-cousin qui est accessoirement l’incarnation du mal. Mais qu’elle soit attachée à lui ou à nous, la mélodie reste une ressource infiniment puissante qui révèle l’état originel des choses. De la même manière, les mélodies que nous devons rassembler dans Warioland 3 contiennent quelque chose qui a disparu, et qui peut ressurgir à travers elles. Il s’agit des pouvoirs de Rudy, le clown qui régnait jadis sur la boîte à musique où nous sommes enfermés. Là encore, la musique est un portail reliant le bien au mal. Elle est une puissance mystérieuse dont la nature est incertaine. Elle est force de subversion pure. Lorsque nous la retrouverons, totalement détachée de notre quête principale dans Warioland 4, elle sera à la fois le souvenir de l’aspect totalement subversif de Warioland 3, et la forme la plus concentrée de sa force rebelle.

L’Amérique rêvée de Shigesato Itoi est l’image parfaite d’une normalité banale qui attend d’être subvertie, puis célébrée. Appliqué aux arts, le terme « subversion » désigne couramment une sorte de contre-pouvoir secret, une force de réinvention continuelle et un défi insolant adressé à tous les chiens de garde de l’immobilisme. C’est ce que l’on oppose aux illusions de pouvoir et de grandeur qui menacent l’univers d’Earthbound. C’est ce qui retourne les poings de Rudy contre lui-même et transforme une nouvelle fois l’univers de la boîte à musique. Mais ce qui triomphe véritablement de ces illusions, et ce qui constitue la force la plus prodigieuse dont nous disposions, c’est une foi terrestre et simple qui rassemble les terriens autour d’une prière unanime. En atteignant ce degré de sincérité, on sort momentanément de la satire pour entrer dans Dragon Ball Z. On admet très sérieusement que ce qui compte, c’est la terre, c’est l’espoir, et c’est le rassemblement de tous les êtres sans distinction.

Seaman & Kaze no Notam – L’inactivité

En 2018, les quinquagénaires qui jadis avaient voulu faire interdire San Andreas passent chaque jour de longues heures sur Farmville à attendre de pouvoir arroser leurs carottes. Leurs enfants les plus âgés, gamers frénétiques en burnout depuis 2013, ont délaissé Dodonpachi et ne jouent plus qu’à des simulateurs de marche. Les plus jeunes, prématurément convertis par Wii Sports en 2006, se spécialisent maintenant dans des idle games honteux sur navigateur et engagent des bots pour cliquer à leur place sur des cookies. La passion vibrante jeu vidéo n’a jamais à ce point rassemblé les familles. Tout ce beau monde, pour la première fois, est bien décidé à ne rien faire

Vingt ans plus tôt, parce qu’on n’a ni Pokémon Go, ni Proteus, ni Cookie Clicker, on est bien obligé de dépenser sainement son temps dans de vrais jeux console tels que Seaman sur PS1 ou Kaze no notam sur Dreamcast. Ceux-là sont autant de fenêtres ouvertes sur d’inimaginables domaines imaginaires où l’on peut élever des poissons savants venus d’Égypte antique ou s’offrir librement à la volonté capricieuse des vents. Pourtant, il s’agit déjà d’attendre docilement que le jeu nous autorise à faire quelque chose : aux commandes de notre ballon pas tellement dirigeable, nous ne pouvons que monter ou descendre. Ce sont les courants aériens qui nous dirigent, et il faut simplement espérer qu’en voyageant d’étage en étage nous rencontrerons un mouvement favorable. C’est de la simulation tout ce qu’il y a de plus sérieux. De la même manière, pour prendre soin de notre seaman, nous sommes réduits exactement aux possibilités de quelqu’un qui se trouverait devant un aquarium, et nous ne pouvons agir que ponctuellement pour remettre un coup d’air dans l’eau ou utiliser le micro de la Dreamcast et tchatcher le poisson s’il veut bien nous entendre. Il est hors de question de farmer pour en avoir plein. De toute façon, ils sont tous cannibales.

Avec quelques autres productions japonaises, ces deux logiciels sortis en plein dans l’époque où il fallait aller plus vite que la vitesse sont les prototypes expérimentaux d’un gaming contemplatif, d’un gaming d’ambiance et d’un gaming limité à 80 sur route départementale. D’abord, chacun d’eux prend pour modèle une activité qui tout en restant pleine de mystère, apaise rien que d’y penser : une activité qui modifie au moins pour un temps l’idée que nous nous faisons des choses. Dans la vraie vie comme sur playstation, ce que l’aquariophilie et le voyage en ballon ont en commun, c’est de nous faire prendre conscience de notre petitesse et de notre impuissance en nous confrontant à la nature. Que l’on place notre sort entre ses mains ou, à l’inverse, que l’on doive tenir dans les nôtres une créature vivante, c’est la même fragilité qui nous apparaît. Ainsi, sur playstation, ce qu’on appelle la nature, c’est 50% de vert foncé et 50% d’impuissance pure. Les vents qui nous baladent à gauche à droite quand on veut aller tout droit et qu’on n’y peut rien, c’est la nature. Les seaman qui se bouffent entre eux au lieu d’apprendre leur vocabulaire, c’est la nature. C’est à la fois une présence étrangère que nous voudrions comprendre, et la manifestation d’un tout mouvant dont nous faisons partie et qui remet en cause notre liberté. Pour nous faire sortir un moment de nous-même et de nos ennuis de salarié japonais, un jeu n’a qu’à nous faire accepter ainsi que tout ne se contrôle pas, et que trouver sa place dans le monde naturel revient à reconnaître une possibilité que le sort peut nous accorder ou non. En attendant, il est inutile de s’agiter. Sitôt accepté cet enseignement qui nous débarrasse de notre frustration, nous sommes guéris du monde moderne et pouvons jouer agréablement à la playstation.

Un freemium à la Farmville, à l’inverse, entretient et exploite notre frustration. Nos actions sont limitées, tout comme dans Seaman, sauf que chaque seconde passée à se faire chier n’est pas une occasion d’approcher le sens de la vie ; elle est un retard impardonnable que nous prenons sur les autres. Elle n’est pas un moyen pour le jeu de nous faire parvenir des signes ; elle est un moyen pour le jeu de se refuser à nous. La grande différence qui sépare un simulateur sur dreamcast d’un freemium sur facebook, c’est donc la valeur que ces logiciels accordent à notre temps. Du temps, dans un jeu vidéo, c’est toujours l’opportunité de vivre quelque chose. Acheter un jeu, c’est se convaincre que le temps de jeu promis aura plus de valeur que l’argent dépensé. Dans un freemium, au contraire, notre temps n’est que l’étendue morbide qui nous sépare de la prochaine partie. Et ce que ces jeux nous proposent d’acheter, ce n’est qu’un moyen de le contourner : on paie pour faire disparaître du temps, et l’on s’habitue à mépriser chaque minute disponible. On apprend, en fait, à s’ennuyer tristement.

La simulation, comme le jeu sur mobile ou sur navigateur, s’adresse notamment à des gens qui ne jouent pas. Le plus possible, d’ailleurs, on nous fait oublier qu’il s’agit bien d’un jeu. L’intérêt, c’est de faire jouer tout le monde et de donner au jeu l’apparence de la réalité. Le risque, c’est de donner au jeu l’apparence de la réalité. Ainsi l’on peut soumettre la personne joueuse à la dangereuse tentation du contrôle absolu. Vivarium, le studio qui a développé Seaman, et Artdink, à qui l’on doit Kaze no notam, ont tous deux développé des simulateurs très sérieux édités par Maxis avant de recentrer leur intérêt sur l’un des effets possibles du bon simulateur, à savoir le lâcher-prise qui intervient lorsqu’on s’en remet complètement au système mécanique dont dépend notre partie. D’Aquanaut’s Holiday, jeu d’exploration sous-marine, jusqu’à Odama, jeu de flipper stratégique à commande vocale, on est toujours privé dans leurs jeux de notre sensation de contrôle, soit parce que l’on n’agit qu’indirectement à travers des ordres confusément interprétés, soit parce qu’on n’est qu’un visiteur dans le monde. On veut avant tout le voir et en découvrir les secrets si étranges.

Dans ces jeux, on ne réalise que l’interaction minimale nécessaire pour faire apparaître un morceau de spectacle : il peut s’agir d’une réplique cinglante dans Seaman ou d’un paysage dans Kaze no notam, dont les trois environnements regorgent de décors étranges et merveilleux qui ne se dévoilent qu’au prix de grosses galères aéronautiques. Par endroits, un tout petit détail semble nous indiquer que pendant notre vol, tout cet espace est en activité, et que nous ne sommes qu’un curieux perdu dans un environnement vivant. Pourtant ce sont des spectacles qui nous attendent, qui ont besoin de notre attention pour se matérialiser et prendre un peu d’existence. Sans nous, rien de tout cela n’a de rapport avec la vie. Seaman nous le signale de manière plus directe, puisqu’un poisson que l’on ne nourrit pas régulièrement décède. Il est en ce sens un habitant dépendant de notre maison, une présence particulière qu’il faut garder toujours en mémoire si l’on veut la préserver. Un jeu qui utilise l’horloge de la console, c’est généralement un jeu qui plutôt que de nous transporter quelque part veut entrer ainsi dans notre vie à la manière d’un petit parasite attachant. Nous n’avons pas de personnage à l’intérieur de Seaman ou de Kaze no notam qui nous permette de nous projeter véritablement dans ces deux univers. Ce sont eux qui à l’inverse prennent corps chez nous et se répandent autour de nos téléviseurs. Il y a quelque chose de très personnel dans ces deux logiciels. Ils s’adressent à nous directement, nous posent des questions. Ils ne tentent pas de faire disparaître notre solitude en nous entourant de personnages, mais au contraire nous la donnent à voir et nous invitent à l’investir pleinement.

Rallumez votre bonne vieille PSVita et lancez Uncharted: Golden Abyss. Vous aurez la chance de voir le jeu s’occuper de vous comme d’un têtard en thalasso. Il vous guidera d’un jouet à l’autre, disposant à intervalles réguliers un divertissement explosif ou un script harmonieux. Vous n’aurez rien à faire car vous serez choyé par une machine formidable qui connaît et fabrique tous vos désirs : elle sait de source sûre que vous voulez voir indiana jones faire des petites blagues coincées et défoncer des latinos au fusil automatique. Du moins j’espère que vous le voulez, car le centre de cet univers dévoué, prévoyant et infatigable, c’est vous. Seaman, évidemment, c’est un peu plus la corvée parce que vous jouez grosso modo une boîte en verre où se trouve, quelque part, totalement indifférent à votre présence, le centre de l’univers. Il est antipathique et vous devez en prendre grand soin car il est votre tamagotchi. Pour votre grand malheur, les rôles se sont inversés. Nous avons voyagé sur l’une des variables qui font la diversité des jeux vidéo : dans une certaine mesure, ils s’occupent du joueur, et dans une certaine mesure, le joueur doit s’occuper d’eux. De plus en plus, cette deuxième partie du rapport est simplement mise en scène, mais dans Seaman ou dans Kaze no notam, elle est encore essentielle.

Ces jeux qui n’en ont pas l’air réclament impitoyablement notre attention. Ils ne nous laissent pas agir mais ne nous accordent pas de repos. Et qu’ont-ils à nous offrir, en échange de notre patience et de notre abnégation ? Tandis que les petites montgolfières s’en vont avec lenteur comme si nous devions nous-même souffler dedans, et alors que les poissons savants se gorgent de connaissances en absorbant les bruits de bouche et les vilains mots que nous déposons dans le micro, nous sommes encore là, nous, qui n’avons pas fait un pas. Il faut croire qu’en renonçant à notre rôle de maître du monde, nous ayons gagné finalement le droit si précieux de ne rien devenir, de ne rien accumuler, de ne rien produire, et de s’offrir simplement au jeu. Voilà notre conquête la plus précieuse.

Pikmin & Katamari – L’espace Intermédiaire

Pikmin.

Le vaillant capitaine Olimar a ruiné sa fusée cosmique sans le faire exprès. Il échoue sur une planète où il doit en ramasser les morceaux par monts et par vaux. Pour ce faire il exploite des bestioles qui sont en fait de foutues herbes. Pikmin, c’est leur nom : c’est le nom de ce qui permet notre action. Le personnage, Olimar, ne suffit pas à jouer.

Katamari.

Le Roi de tout le cosmos a ruiné accidentellement tout le cosmos. Son fils est désigné volontaire pour rassembler des cochonneries par terre et en faire des étoiles discount. Pour ce faire il utilise comme tout le monde une boule qui colle. Katamari, c’est la boule qui colle : c’est cette fois encore le nom de notre moyen d’action. Sans cet objet, le prince n’est pas même un personnage jouable.

Alors ?

On est donc doublement éloigné de ce que l’on fait : D’abord, comme souvent, on a besoin d’un personnage. On a besoin d’exister dans le jeu pour pouvoir agir dessus. Ça pourrait ne pas être le cas, comme pour pas mal de jeux de gestion par exemple. Mais ici, le personnage est en plus lui-même dépendant d’un intermédiaire visible. Il est plongé dans un environnement auquel il est étranger et il ne peut rien entreprendre sans s’appuyer soit sur quelque chose de moins étranger, les Pikmin, soit sur une entité non-situable, un élément magique et absolu qui rendra obsolète l’idée même d’une frontière séparant le personnage de l’environnement. Le katamari, c’est ce rêve d’universalité : tout se confond et tout se rejoint dans sa masse. On peut alors dire que cet intermédiaire prolonge le mouvement du personnage et le traduit dans le langage du monde, ou au contraire on peut aussi considérer que cet objet lui impose un certain mode de fonctionnement et restreint donc son action autant qu’il l’autorise. C’est le langage de l’objet que nous devons apprendre, parce qu’il n’y a pas de traduction possible.

Cette mécanique, qui est celle du jeu vidéo, Pikmin et Katamari nous la donnent à observer : à travers le prince comme à travers le capitaine, ils nous présentent une figure de joueur, qui a besoin de sa manette et qui n’est libre que dans la mesure de ce qu’elle lui permet. Grâce au katamari et grâce aux pikmin, la trame scénaristique et le gameplay s’alignent tous deux sur le dispositif de la console, sur ce principe de dépendance qui lie la conscience joueuse à l’intermédiaire et l’intermédiaire à l’univers de fiction. C’est donc l’état le plus simple du jeu, sa « nature » qui dans Katamari et dans Pikmin devient l’alpha et l’oméga : de bout en bout il n’y a qu’elle qui nous intéresse et elle est notre guide. Ainsi, il n’est rien dans ces jeux qui n’apparaisse pas comme évident. Ils sont immédiatement prenants et se découvrent presque sans réfléchir, à tel point que proposer une lecture détaillée de leur contenu, ce serait s’exposer dangereusement aux accusations de délit de branlette. Pourtant nous devinons déjà que cette simplicité a beaucoup à nous dire.

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I – L’espace transitionnel

1. Intermédiaire et jeu

Pikmin et Katamari ne mettent pas au premier plan le personnage que nous contrôlons. Même s’il reste toujours visible, nous l’oublions volontiers. Le prince, au fur et à mesure que grandit son katamari, s’efface pour ne plus exister qu’en-dehors du domaine jouable, comme accessoire. Olimar, lui, ne nous intéresse plus sitôt que nous comprenons qu’il ne peut pas agir, et que l’action dont nous devrons nous occuper sera toujours celle des pikmin. Nous n’existons qu’à travers ces intermédiaires. Les premiers instants de jeu viennent avec la découverte du pouvoir que nous exerçons sur le monde, et c’est parce que ces objets nous obéissent immédiatement, et ainsi parce qu’ils se confondent avec nous, que nous pouvons faire l’expérience de ce pouvoir.

La trame des différents épisodes de Katamari s’attarde toujours sur les idées de croissance, et sur le passage de l’enfance à l’age adulte. Mais notre personnage, tout comme Olimar, n’évolue jamais. C’est le katamari qui est en expansion, qui s’enrichit au contact du monde puis se transforme pour devenir une étoile. Le seul exemple de développement individuel dans cette licence fait justement du personnage (en l’occurrence, le roi) un katamari que nous devons faire rouler d’un environnement à l’autre, d’un événement à l’autre, et qui s’en nourrira. Les pikmin, comme le katamari, évoluent : ils se multiplient, se transforment, et se diversifient. Espèce impuissante au départ, ils finissent par devenir autonomes. Le vaisseau, autre intermédiaire dont Olimar est dépendant (et dont le nom fait d’ailleurs référence à celui que portait à l’origine la Gamecube, console permettant de jouer au premier Pikmin), devient lui aussi de plus en plus performant. Dans son cas, il s’agit de revenir à un état « normal » et passé, à une complétion perdue. La situation de jeu dans Pikmin comme dans Katamari est présentée comme résultant d’un accident. Elle n’aurait pas existé si la marche normale du monde s’était poursuivie. Et, paradoxalement, au fur et à mesure qu’on approche du moment où cette situation jouable disparaîtra en se résolvant, nos possibilités de jeu s’accroissent. Ce qui est mis en scène à travers cette évolution qui ne touche pas le personnage, c’est en fait une expansion de la force de jeu, qui est nécessaire pour aller de plus en plus loin dans la résolution du problème initial. Notre prise sur le monde ludique se développe tandis que le personnage, c’est-à-dire l’image qui nous introduit dans cet environnement, reste inchangé. Nous apprenons donc à mesurer notre expérience non pas selon la manière dont nous sommes représenté dans le monde, mais selon la variété des liens qui nous y attachent. Ce qui se développe dans l’expérience de jeu, c’est cette somme d’éléments communs au monde et à nous-même, c’est cet espace intermédiaire où s’articule la communication de l’intérieur et de l’extérieur, du moi et des autres.

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2. Pouvoir ludique et connaissance

Cet élargissement prend plusieurs formes dans Katamari et dans Pikmin. La plus visuelle et la plus directe est celle que nous avons citée : l’objet intermédiaire symbolique gagne en ampleur jusqu’à englober tout l’univers de jeu, et ainsi notre prise sur cet environnement évolue quantitativement. Mais en-dehors de cet objet symbolique, c’est par la connaissance et par la collection que nous annexons petit à petit, et avec une précision beaucoup plus importante, les éléments singuliers du décor extérieur. La liste, l’inventaire, l’encyclopédie tiennent une place importante dans l’exploration de la planète mystérieuse par Olimar et de la Terre par le prince.

Si l’exploration et la connaissance sont des moteurs de jeu puissants, qui peuvent se passer de toute autre motivation, c’est parce qu’elles relèvent du même plaisir d’absorption que le magnétisme du katamari. Finir un jeu, c’est le connaître. C’est aller au bout de ses possibilités et en épuiser le mystère. Cet exercice est pour nous un entraînement autant qu’une autoévaluation. Par lui nous mesurons la tension de deux liens : celui qui à l’intérieur du jeu s’étend vers nous (son obéissance, donc, sa fiabilité et sa disponibilité), et celui qui depuis notre conscience s’étend vers l’extérieur pour se l’approprier. Ce second lien est mis en tension par le jeu, mais il ne s’y limite pas.

L’absorption, qu’elle prenne la voie de la connaissance ou celle de la possession, est la confirmation d’un pouvoir. On peut noter, par exemple, que dans Pokémon ces deux voies permettent une même complétion du jeu : il suffit de rencontrer tous les monstres pour remplir notre encyclopédie, le pokédex. Le slogan « attrapez-les tous » peut donc laisser place, en jeu, à un « apprenez-les tous ». Même lorsqu’il s’agit de combattre, la possession d’un pokémon n’importe pas autant que la connaissance précise de ses qualités. On ne reconnaît jamais un maître dresseur à sa sauvegarde, mais bien plus certainement à sa science. Ce pouvoir, qui est au centre de Pokémon, comme de Pikmin et de Katamari, ne se limite pas à la possession d’un monde virtuel (qui de toute façon n’existe, comme copie, que pour la personne qui a le jeu entre ses mains), mais est la manifestation d’une capacité cognitive.

La formation de la conscience joueuse, formation qui cette fois trouve une correspondance dans la figure-même du personnage jouable, est un élargissement de son champ de jeu et d’entendement : Olimar est changé par la connaissance de la planète, le prince gagne la considération du roi et peut l’envelopper à son tour lorsqu’il a englobé une part suffisante de l’univers. Ces jeux qui comme beaucoup d’autres sont didactiques et individualistes, ces jeux dont le sujet est bien la formation de soi se distinguent malgré tout des RPG en ce qu’ils ne font pas varier la puissance du personnage lui-même. Ils sont des exemples assez rares d’une forme de développement qui ne concerne que l’espace intermédiaire. C’est en ce sens qu’ils mettent en scène la pratique ludique, la prennent pour sujet et la questionnent.

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3. Phénomènes transitionnels

La recherche psychanalytique offre, notamment grâce à Donald W. Winnicott, des outils particulièrement intéressants pour questionner la pratique du jeu. Avec Jeu et réalité, Donald associe la naissance du jeu à la désillusion du nourrisson découvrant les limites de sa puissance. Parce que l’on répond à ses cris et à ses besoins, le nouveau-né a l’illusion d’être omnipotent : il ne perçoit pas le sein de sa mère comme extérieur. Il le crée. Lorsqu’il reconnaît progressivement l’indépendance du monde par rapport à lui, et se trouve ainsi dépossédé de sa toute-puissance, il peut adoucir sa désillusion grâce à ce que Winnicott appelle un « objet transitionnel » et dont la forme la plus convenue est le doudou. On lui reconnaît des droits sur cet objet, qui n’est pas tout à fait séparé de lui, et qui fait alors le lien entre monde extérieur et intérieur (l’enfant peut d’ailleurs jouer, comme Olimar avec les pikmin, un rôle de parent et de protecteur vis-à-vis de cet objet). Il est un substitut à l’illusion première et permet en quelque sorte le sevrage progressif de l’enfant. L’espace transitionnel d’abord occupé par cet objet lui survivra et s’étendra pour devenir celui du jeu et, par l’intermédiaire du jeu, celui de la créativité et de la recherche de soi.

La première étape du jeu, c’est une simulation de la puissance perdue du bébé, c’est ce qu’on appelle le « trouvé-créé » : on présente à l’enfant un objet auparavant dissimulé, qu’il trouve et qu’il a l’illusion de produire lui-même. La condition de cette expérience est un état de confiance en la personne qui présente l’objet, et un sentiment de contrôle qui vient adoucir la dépendance dont l’enfant commence à prendre conscience. En jeu vidéo, c’est ce qui est assuré par le feedback, et c’est ce qui rend le jeu possible et plaisant. Nous mesurons avec satisfaction la fiabilité de ce lien entre l’extérieur et nous dans le jeu, et entre la machine et nous dans le jeu vidéo. L’exercice de ce lien, son élargissement et la découverte de son élasticité enrichissent nos possibilités de contact avec le monde. Et le champ cognitif développé ainsi par le jeu, celui qu’on appelle l’espace transitionnel, est d’après Winnicott le siège des pratiques artistiques, scientifiques et religieuses, parce qu’elles exploitent les mêmes types de relation et d’expérience que l’activité ludique.

Pikmin et Katamari offrent de toute évidence un écho particulier à cette théorie de Winnicott. Leur mise en scène est une représentation assez précise de cette genèse du jeu, et leurs systèmes en sont l’application. La trame de Pikmin, simplifiée à l’excès pour s’effacer derrière ce système, ne joue que sur des thèmes élémentaires : la navigation cosmique d’Olimar est brutalement interrompue par un choc initial, qui rompt l’unité du vaisseau. Le personnage est propulsé sur une terre dont il est dépendant et dont il ne peut se séparer. Dès lors tout lui vient de cette terre, des éléments dangereux (monstres) aux éléments que le personnage considère comme déjà rattachés à lui et constitutifs de son identité (pièces de vaisseau perdues), en passant par ceux qui feront l’intermédiaire entre ces deux types d’éléments (pikmin). Altérité et identité sont ici puisées à la même source. Olimar n’aura qu’un temps relativement court pour atteindre son état complet et ainsi s’autoriser à quitter la terre qui le nourrissait et reprendre sa navigation cosmique une fois son unité retrouvée. C’est finalement un schéma très rudimentaire de « fécondation, naissance, illusion, désillusion, apprentissage et sevrage » que nous présente Pikmin. Nous passons de l’effet magique d’apparition des pikmin à une maîtrise matérielle de leur reproduction. Cet apprentissage est motivé par une frustration matérialisée par des obstacles encore indépassables. Le rôle des pikmin, objets transitionnels qui en se multipliant corrigent toujours notre impuissance, est de tempérer cette frustration, puis de permettre son dépassement.

Le fond de Katamari est plus ambivalent. Ce que nous avons à gérer dans ce jeu, c’est la culpabilité de quelqu’un d’autre, notre père, coupable de la destruction des étoiles et de l’assombrissement du cosmos. Ce sur quoi nous travaillons, le katamari, c’est un substitut à ce qu’il a détruit. De l’harmonieux noyau familial, nous ne percevons que ce personnage encombrant, parce qu’en fautant il nous oblige à mener un travail personnel qui le concerne. Sa présence est ainsi justifiée par la conjugaison de son statut et de sa faute. Il ne s’agit pas pour nous de la racheter, mais de compenser ses effets, de les dépasser puis de les oublier. Voilà quelle forme prend notre développement personnel dans Katamari. L’aspect très vague et allusif de la trame du jeu, brouillée par l’excès de décoration qui entoure le roi, n’autorise pas de développement beaucoup plus précis. Il reste au moins clair que la seule préoccupation narrative de toute la série, c’est ce chemin qui va de la naissance à la maturité, et ce chemin est toujours représenté par l’activité ludique.

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4. Interne / Externe

Dans Katamari, il n’y a pas d’autre altérité que cette figure, qui motive et sanctionne notre progression. En jeu, nous n’avons ni ennemi ni rival. Nous sommes seul face à un environnement ouvert à notre action, qui est de plus en plus disponible à mesure que nous nous l’approprions. Alors que dans Pikmin, il est un obstacle nous séparant de ce que nous recherchons, l’univers de Katamari est précisément ce dont nous avons besoin et il ne fait que s’offrir à nous avec plus ou moins de facilité. Dans les deux cas, nous le rencontrons dans un état stationnaire et équilibré, que nous troublerons nécessairement par notre intervention. Ce qui était l’équilibre n’est pour nous qu’une imperfection : la carte de Pikmin est rendue explorable lorsque les monstres sont exterminés, elle est satisfaisante lorsqu’il n’y reste plus rien. Le terrain de Katamari, de la même manière, est à la fois une réserve de plaisirs (puisque chaque absorption nous rapproche de la purification du terrain) et une somme de frustrations (puisque tout ce que nous ne pouvons annexer reste, contre notre volonté, et nous rappelle notre insuffisance). Le monde disponible, c’est un monde qui s’entretient pour rester égal jusqu’à ce que nous nous l’appropriions ou le détruisions. La seule finalité de chaque élément qui le compose est d’être assimilé par nous, et nous ne pourrons appréhender tout élément restant que comme une cible manquée, dédaignée, ou pas encore atteinte.

Parce que nous sommes ainsi le centre créateur de cet univers externe répondant directement à notre attente, et parce qu’il est le seul antagoniste que nous connaissions, nous expérimentons en jeu la même toute-puissance que le nourrisson qui doit être tyrannique parce qu’il est absolument dépendant. Nous rencontrons graduellement les frustrations qui nous feront accepter la nature extérieure de cet environnement-alterité, et c’est en une gestion de ces frustrations que consistera notre apprentissage ludique. Jouer harmonieusement, jouer bien, c’est savoir reconnaître le chemin possible et mesurer correctement notre pouvoir présent. Dans Katamari, c’est en fait obéir à la configuration du terrain et ainsi renoncer à le soumettre à nos caprices : je dois suivre un chemin graduel, calculé, reconnaître les voies tracées par l’équipe de développement et admettre que mon action n’est pas indépendante de sa volonté. Dans Pikmin, c’est d’une manière semblable s’apercevoir que chaque élément du jeu est à la fois un obstacle et un outil pour mieux affronter les obstacles suivants : choisir l’obstacle moyen, c’est s’offrir une préparation à l’obstacle imposant. L’apprentissage dans ces jeux est donc aussi celui d’une résignation pragmatique : si ce monde est conçu pour moi, il me contraint néanmoins partiellement et je dois lui obéir.

On touche ici à l’une des tensions générales du jeu vidéo : prévoir un environnement de jeu, c’est tout à la fois offrir une liberté à la conscience joueuse et la contraindre ; l’armer pour multiplier ses possibilités, c’est l’enjoindre à accepter l’arme. Ainsi quiconque veut aller au bout du jeu, exceller, trouver la voie parfaite, sera souvent amené à restreindre absolument son action et à se priver de tout choix. Il existe rarement deux chemins différents menant à la réalisation la plus rapide ou la plus complète d’une même quête. En ce sens, parvenir à la maîtrise extrême d’un jeu, c’est découvrir sa vérité, concevoir et interpréter une partition unique qui mieux qu’aucune autre ferait résonner sa matière. C’est tomber absolument d’accord avec sa logique, se rendre complice de qui l’a développée (d’autant mieux lorsqu’on découvre une pratique émergente, puisqu’on adopte ainsi un rôle proche du sien), c’est finalement entrer en harmonie avec le système qui nous contraint.

Pikmin et Katamari nous amènent, plutôt par l’expérience que par la narration, à appréhender et à valoriser la conciliation de deux mouvements contraires. L’un est un mouvement d’absorption, celui du sujet qui veut exercer son pouvoir et rassembler l’environnement autour de soi. L’autre est un mouvement d’acceptation, celui du sujet qui reconnaît en-dehors de lui-même une altérité, qui accorde à cette altérité un pouvoir et qui s’y soumet. De leur convergence naît l’expérience harmonieuse du jeu, et c’est uniquement grâce à la tension de ces deux axes que l’individu peut envisager un rapport entre environnement intérieur et environnement extérieur comme la conscience envisage un rapport entre elle et l’univers du jeu.

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II – L’expérience du déplacement

1. Point-de-vue et universalisme 1 : nature et unité

Olimar et le prince arrivent sur terre depuis l’espace. Sans un dérèglement accidentel, ils n’auraient jamais rencontré cet univers qui leur est étranger. Les observations qu’Olimar consigne dans son journal et les commentaires du roi du cosmos se rejoignent d’ailleurs sur ce point : ce qu’il y a sur la terre leur paraît étrange. Cette planète est couverte de choses très diverses, toutes sont surprenantes, leur existence comme les rapports qu’elles entretiennent n’ont rien d’évident. Pour le roi, elles ont quelque chose d’absurde et de mal assorti. C’est le point-de-vue qui justifie l’aspect baroque, foisonnant et moderne du jeu, dont l’esthétique repose sur l’association d’éléments dissonants, et sur une impression d’absurdité. Le regard du roi sur la terre, c’est celui que nous portons sur l’objet katamari et sur le jeu surprenant. Cette disposition en miroir doit nous faire envisager notre propre environnement avec un recul amusé, et considérer la modernité avec un détachement nouveau. Dans Pikmin, l’observation plus scientifique menée par Olimar, même si elle convoque les mêmes traits d’humour pour inverser notre regard et étrangéifier ce qui nous semble commun, révèle plutôt une cohérence profonde de l’univers visité. On trouve dans ce jeu l’idée d’une nature harmonieuse qui se continue et qui n’a pas été trop profondément marquée par l’empreinte dangereuse de l’humain. Les objets de fabrication humaine, d’ailleurs, sont tous colonisés par les insectes ou par les plantes, qui se les sont appropriés. Cette espèce a disparu sans bouleverser ce qui lui a survécu. Ici, les éléments qui constituent le jeu, loin d’être arbitrairement associés comme ils le sont dans Katamari, forment un système et fonctionnent ensemble. Nous sommes le seul objet étranger et dissonant dans cet univers. Celui de Katamari, à l’inverse, élargit à la nature et au cosmos la logique, le rythme et les dérèglements du monde humain postmoderne, si bien que notre intervention matérialisée par le katamari n’apparaît que comme une acmé, un nouveau degré de la confusion et de la frénésie de ce monde. L’accumulation et le désordre nous précédaient : ils étaient depuis toujours la règle et la destination de l’histoire. Nous ne faisons que porter à son maximum la double énergie de la mondialisation et de la surproduction.

La situation qui fait se confronter un univers fermé avec un point-de-vue extérieur est toujours un moyen critique. Des deux entités en présence, celle qui s’approche le plus du monde connu est généralement transformée à la rencontre de l’autre, décrédibilisée par son exemple ou remise en cause par la simple existence d’une alternative. Ici, c’est manifestement la pensée d’Olimar, marquée par la société industrielle dont il est un produit, qui est transformée d’abord par l’échec, puis par la rencontre permise par cet échec : celle de la nature, et plus particulièrement des pikmin. Pourtant, c’est cette même pensée, et sa logique qui est en vérité la notre (celle que nous appliquerons en jeu et qui y a déjà été imprimée par l’équipe de développement) qui leur permettra de se défendre et de survivre. A cet égard, il est plus compliqué qu’il n’y paraît de dégager un message univoque de ce jeu. Même si celui-ci est apparemment très critique vis-à-vis du monde post-industriel, et même si sa suite, Pikmin 2, l’est encore davantage, ils peinent à imaginer, y compris dans un environnement neuf et présenté comme naturel, une alternative à ce monde-ci et à la pensée qui l’accompagne. La nature qu’envisagent les personnes responsables de Pikmin n’est pas essentiellement différente du monde moderne que nous connaissons.

Naturellement, c’est dans le rapport du personnage à la planète, bien plus que dans les éléments narratifs du jeu, qu’on pourrait lire une interprétation ou une critique des activités humaines. Ainsi le plus souvent, mais pas toujours, l’action d’Olimar est délétère. Sa violence n’est pas très différente de celle qui est présentée comme naturelle, mais outre le besoin d’un intermédiaire, un autre caractère particulier peut, selon notre façon de jouer, le distinguer nettement du reste de l’environnement : son déplacement dans toute l’aire vivable, l’annexion de la totalité des ressources disponibles et la systématisation de ses actions. Elles ne sont plus menées jusqu’à satiété comme chez les bêtes mais bien jusqu’à épuisement de l’environnement. Ce qui dans Pikmin peut distinguer la pensée humaine du monde naturel, c’est aussi ce qui la rend critiquable : c’est très simplement une volonté de puissance. Il est significatif que ce jeu nous laisse la possibilité d’évoluer sans développer cette volonté, et que notre rapport avec l’environnement puisse s’intégrer sans rupture dans la continuité des rapports normaux entretenus par ses composants entre eux.

En ce qui concerne Katamari, le tableau est moins lisible, puisqu’au point-de-vue humain rendu passif parce qu’exprimé seulement par un environnement, c’est un point-de-vue au moins anthropomorphe qui est opposé. L’étonnement du roi face aux pratiques humaines n’est pas convaincant, puisque les siennes leur sont tout à fait semblables. Ce qu’il remarque en fait, ce sont surtout des particularismes locaux. Ce n’est pas le comportement général des humains qui lui semble singulier, mais la diversité des formes que peut prendre ce même comportement. En témoigne l’inventaire des différentes manières de saluer sur terre. C’est en fait l’inachèvement de la globalisation et le caractère encore imparfait de l’aplanissement humain qui lui posent problème : puisque notre objectif est de réunir la totalité dans un seul élément universel, et de faire disparaître toute valeur (et donc toute inégalité) dans un bouleversement carnavalesque, c’est bien cette survivance de la multiplicité qui doit être pointée du doigt et désignée comme cible.

Le rêve d’universalisme que le roi du cosmos formule et dont le katamari est une image se trouve ainsi à la fois opposé à l’état actuel du monde (qui est encore riche de différences) et situé dans la continuité de son mouvement. La petite trame narrative de Katamari Damacy, qui suit le cheminement d’une famille vers la lune, met encore en scène le processus de conquête et de normalisation dont le katamari n’est qu’une réalisation extrême. C’est d’ailleurs lui qui permet finalement à cette famille d’arriver à destination. Se substituant à la fusée qui n’aurait emmené que le père, il change les règles en emportant tout le monde. De la même manière, Olimar, changé par l’expérience du jeu, prévoit de mêler sa femme et son fils à son prochain voyage. Le katamari descendu sur terre devient alors un moyen d’élévation en même temps qu’il permet de rassembler les humains que l’espace, l’âge, l’identité et le point-de-vue séparait. Ce qui est de toute évidence une destruction du monde connu est approché ici comme la création d’un monde autre qui ignorerait la différence. Il s’agit d’un carnaval.

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2. Temps et espace du jeu

En fait, si cette apocalypse peut être vécue comme un événement heureux, c’est parce qu’elle n’est que le déplacement de toute chose, du monde réel vers le monde de jeu. Il est soustrait à son cours normal, sa logique et son organisation sont oubliées, et tous ses éléments sont reconfigurés pour rejoindre la masse sans but ni objet qui ne s’avance que vers le fun. Il n’y a que cette inconséquence du jeu, cette joie éloignée de toute préoccupation non-immédiate qui puisse ainsi balayer, annuler les sujets d’angoisse et de sérieux en les confondant indifféremment dans un grand tout dont le contenu ne compte pas. Le moyen capable de résoudre ce monde trop complexe pour être dénoué, c’est donc de l’aborder extérieurement, par le jeu, pour que depuis un point-de-vue ludique l’importance de toute chose nous échappe et qu’ainsi la destruction puisse passer pour entièrement bonne et constituer une fête. Ici, ce que nous fabriquons à partir de la matière diverse, en la transformant par le jeu, c’est la lumière et l’embellissement du monde : les étoiles. Ce n’est qu’une image parmi d’autres de la transformation que permet le jeu. Ce qu’elle souligne, c’est qu’étant une réinstanciation transformée et une interprétation du monde vécu, il relève aussi de la pratique artistique.

Ce déplacement du monde connu dans un autre espace et dans d’autres règles peut rester soumis aux contraintes du temps, ou produire ses propres contraintes temporelles. Comme dans Pikmin, où nos jours sont comptés et chronométrés, nous jouons contre la montre. Elle est dans Katamari notre seule ennemie et dépend entièrement de la volonté autoritaire du roi du cosmos, contrairement aux journées de Pikmin qui sont présentées comme naturelles. On a donc affaire dans un cas à la reproduction mimétique des contraintes réelles (le cycle jour/nuit) à l’intérieur du jeu, et dans l’autre à une invention plus visible, mois camouflée, des règles qui doivent permettre de jouer. Ce sont deux façons de présenter la démarche ludique : elle peut être contrainte parce qu’elle reproduit en partie le réel ou parce que, justement, elle doit s’inventer contre lui, indépendamment de la marche du monde. D’autres jeux, qui n’incluent aucun décompte du temps et semblent l’ignorer totalement, se règlent en fait sur l’horloge de la personne qui joue, et sur la perception qu’elle aura elle-même du temps marqué par ses actions. C’est une troisième manière de situer l’aire de jeu. Elle peut donc évoluer de façon autonome, en tant que monde autre. Elle peut évoluer parallèlement au monde connu dont elle est une variation. Elle peut intervenir sur lui pour lui appliquer ses propres règles et ainsi le modifier. Katamari est un exemple parfait de ce type de jeu, qui fait intrusion dans l’environnement quotidien pour le sacrifier sur l’autel de la joie.

Le temps contraint, dans ces œuvres qui rejouent le passage à l’age adulte, c’est aussi le temps court de l’enfance. Perçu avec nostalgie, comme un souvenir par Olimar ou par le roi du cosmos, il est présenté dans ces jeux comme quelque chose qui s’en va, qui a une fin. Ainsi il est assimilé à ce temps contracté, à cette frustration que cause le découpage du jeu en petites durées. En ce sens, lorsque l’urgence du minuteur nous force à pousser notre katamari ou à faire des allées et venues autour de notre vaisseau, nous fuyons spatialement face à une offensive inesquivable qui est celle du temps. La frénésie de Katamari ne serait alors qu’une perte de contrôle, une lutte absurde face à quelque chose de trop fort pour nous. Nous nous débattons absurdement, puisque le jeu va finir, nous empêchant de prolonger interminablement notre régression. Le dernier niveau de We love Katamari est à ce titre un fabuleux pied-de-nez : nous retirant le chrono, on nous retire le jeu pour ne laisser que la tentative de régression qui peut se poursuivre sans limite. On peut ainsi profiter d’une reproduction en trompe-l’œil du jeu de l’enfance, auquel il manque son enjeu.

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3. Le lointain intérieur

Même si l’on envoie un personnage solitaire à travers l’espace dans l’environnement le plus lointain et le plus étranger possible, même si l’on veut poser ainsi les conditions de l’aventure la plus absolue, on lui impose souvent un ancrage familial extérieur. Dans ces deux jeux, il est central. Olimar n’a de pensées que pour la famille qu’il voudrait retrouver, et les découvertes nouvelles qu’il croit faire lui évoquent toujours cet environnement qu’il reconstitue pour nous. Nous, nous ne le connaissons qu’à travers ce genre d’analogies. Nous le connaissons comme un espace à la fois semblable et dissemblable à celui du jeu. Le prince, lui, retrouve au milieu des étrangetés terrestres ses cousins, des êtres pareils à lui qui s’y dissimulent et qui l’y ont précédé. C’est de la même manière un peu de lui-même qu’il reconnaît et qu’il retrouve dans ce merdier si lointain. Ce prince, d’ailleurs, on ne sait pas d’où il vient ni comment il s’est présenté là. L’environnement familial royal n’existe qu’en tant qu’image, il ne fait que passer sous nos yeux. Et comme nous l’avons vu, le prince ne peut plus se confronter qu’au roi.

Voilà donc la manière dont nous abordons l’environnement de jeu : apparemment étranger, il est analysé par comparaison avec un environnement intime bien moins connu que lui, et il porte en lui les indices permettant de reconstituer partiellement ce second espace. Imitant notre personnage, nous devons établir en nous un dialogue entre le monde connu, vécu, que nous avons en mémoire et qui nous est devenu personnel, et le monde qui nous est accessible par le jeu. Nous l’avions déjà évoqué : la rencontre d’un environnement et d’un personnage étrangers offre, grâce à cette mise en dialogue nécessaire, l’occasion d’un commentaire sur le monde sensible et sur sa perception. Créer pour le personnage un passé inaccessible à la conscience joueuse, c’est un moyen simple d’encourager l’effort de dialogisation qui pour elle doit devenir naturel. Beaucoup de jeux s’en passent, postulant que ce guide n’est pas nécessaire. Pikmin et Katamari s’en servent pour nourrir leur approche réflexive du jeu.

La mise en scène du phénomène transitionnel trouve ici un écho dans la tension entre intimité et distance, entre étrangeté et familiarité. Avec Pikmin, on ne voyage pas dans l’espace pour aller à la rencontre d’une altérité radicale, mais au contraire pour s’éloigner de toute altérité et se trouver seul avec soi-même, revivre à loisir l’espace intime de l’enfance et oublier qu’il puisse en exister d’autres. Dans Katamari, ce qui pour le prince représente l’altérité n’est pour nous qu’une série de réminiscences causée par la rencontre d’objets connus et de paysages trop communs. Le jeu, pratique culturelle qui doit en apparence nous éloigner des pratiques quotidiennes et nous faire abandonner les rapports normaux qui régissent notre existence, en est en fait une réinstanciation mimétique. Le jeu est réflexif ; il nous ramène vers nous-même et vers la connaissance que nous avons de nous-même. Il est, comme le voyage dans l’espace, un faux déplacement et une expérience vraie.

L’immensité de l’espace possible, dans Pikmin comme dans Katamari, n’empêche pas qu’on ne puisse accéder qu’à un espace à notre mesure, c’est-à-dire à un espace minuscule. C’est d’ailleurs notre petitesse qui nous paralyse, nous fait obstacle et nous enferme. Le fait que l’infini nous soit offert n’implique pas que nous ayons la possibilité de nous en saisir. Comme dans FTL, nous ne faisons avec Pikmin l’expérience de cette immensité qu’à travers l’échelle spatiale qui est la notre et qui nous suit (l’espace confiné et constant du vaisseau). Dans Katamari, nous n’avons pas ce repère, et l’échelle à laquelle nous évoluons est toujours changeante. Notre action est de moins en moins contrôlée, les retours sont de moins en moins vifs, et notre gigantisme devient monstruosité quand nous perdons de vue le prince qui est encore supposé déplacer le katamari. Petit à petit, en agrégeant ces éléments extérieurs et en déplaçant notre échelle d’action, nous sommes devenu autre, étranger à nous-même. Le petit espace, en fait, était comme pour beaucoup de jeux celui de l’évolution possible, un espace originel tendu vers un ailleurs plus grand. Il serait donc aussi celui des choix : étant encore indéterminé, nous devions suivre l’une des voies qui pouvaient définir la forme de notre croissance.

L’environnement de jeu, quel qu’il soit, est de toute façon tendu vers un ailleurs, vers une transformation. Qu’il existe pour entraîner la notre, qu’il existe déjà comme transformation d’un univers préexistant, ou qu’il existe avant tout par son imperfection et par la nécessaire évolution qu’il appelle, il ne peut qu’être situé dans un temps et comparé à d’autres états que le temps seul permet d’envisager.

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III – Moteurs et motifs de l’accumulation

Naturalisations 1 : Valeur de l’expérience

De Pikmin à Pikmin 2, du premier Katamari aux suivants, nous passons d’une quête rendue légitime par une situation initiale bouleversée à une quête simplement fondée sur l’expansion, et sur l’amélioration de notre situation de début de jeu. Sur terre, le capitaine Olimar de Pikmin ne fait que rassembler ce qui était à lui, et peut même renoncer à une partie de ce qu’il avait perdu. Il ne veut que retrouver ses possibilités. Sur terre, le prince de Katamari Damacy se contente de fabriquer de nouvelles étoiles pour remplacer celles qui ont disparu. Nous devons donc simplement retourner à l’état de complétion qui faisait l’équilibre et la perfection non-jouable du monde. Pikmin 2 rend notre démarche beaucoup moins sympathique en lui donnant cette fois la forme d’une colonisation motivée par des intérêts économiques. Nous venons nous approprier les ressources d’une planète étrangère, pour combler une dette contractée par quelqu’un d’autre en notre absence. Ce choix va de pair avec le remplacement d’Olimar par un personnage principal détestable, et avec la révélation, à la tête de notre voyage, d’une volonté plus détestable encore, celle du boss ridicule lui-même dominé par les contingences matérielles. Enfin, avec We love Katamari, nous ne faisons qu’obéir aux volontés et aux caprices des terriens qui réclament tous leur katamari.

D’un jeu à l’autre, notre action est identique mais n’a pas le même sens. Nous constatons donc que le but, comme l’habillage scénaristique, n’influe aucunement sur la mécanique, mais surtout nous comprenons que cette mécanique portait déjà en elle-même la possibilité de ce débordement : de la recherche de complétion à l’accumulation sans limites, on ne traverse aucune frontière. Ces quêtes ne sont que deux degrés de la même démarche : l’appropriation, le rassemblement de toute chose autour et à l’intérieur de soi-même. C’est ce qui cause ce cauchemar raconté par Olimar dans son journal : les pikmin, changés en son plat préféré, lui causent un étouffement parce qu’il en avale trop. Lui-même remarque donc la continuité qui existe entre sa survie et l’accumulation morbide, entre sa gloutonnerie régressive et sa volonté de contrôler les pikmin.

Cette invention d’un besoin qui nous fait désirer les éléments présentés par le jeu, elle est un moyen de leur donner de la valeur, et ainsi de rendre jouable l’environnement disponible où ces éléments existent. Beaucoup de jeux reposent comme Pikmin 2 sur une mécanique d’endettement qui doit motiver cette valorisation des objets disponibles : Animal Crossing, par exemple, ne nous fait accepter la répétition des tâches et la monotonie du monde qu’en chargeant toute chose d’une valeur, et en mettant cette valeur en rapport avec celle de notre dette. En entrant en jeu, nous créons une valeur négative, un besoin que nous devrons combler par l’activité. Cette valeur est quantifiée et rendue visible dans Animal Crossing, mais elle est une condition difficilement évitable du jeu. Parce que la pratique ludique ne crée le plus souvent pas de richesse comme le ferait un travail, et parce qu’on n’y attribue pas une valeur externe comme un salaire ou une récompense, il faut que la valeur de notre activité de jeu soit interne, même si elle n’est pas quantifiée visiblement sous forme d’xp ou d’argent fictif. La destination de cette valeur positive que notre activité génère est toujours de combler une valeur négative, celle qui est représentée par la dette d’Animal Crossing et de Pikmin 2: il s’agit de notre attente, de la disponibilité ludique qui nous amène vers le jeu et dont une certaine quantité, définie ou non, peut être échangée grâce au jeu contre une diversité plus ou moins importante d’expériences.

Ainsi ce qui nous fait rechercher l’objet rare, le combat à grosse xp, le parcours le plus optimisé, c’est comme une négociation par laquelle on veut obtenir, en échange des instants de notre vie qu’on offre au jeu, une valeur d’expérience plus élevée. Ce n’est pas parce que le jeu ne produit rien qu’on accepte d’y perdre du temps. Au contraire, en apprenant à jouer vite et bien, et donc en se rendant capable de faire plus de chemin en une même heure de jeu, on veut voir augmenter la valeur de notre temps. On ne le tue pas : on le soigne. Reprenant toute la journée les mêmes niveaux chronométrés de Katamari, on ne fait que prendre conscience de ce que peuvent valoir 25 minutes, et de tout ce qu’on peut y faire tenir si l’on reste attentif à chaque portion de seconde. Cette dynamique est ambivalente : d’un côté, la valeur que l’on accorde au temps de jeu est intrinsèque ; ce temps vaut pour lui-même et pour rien d’autre. On apprend donc par lui à multiplier des minutes d’attention soutenue qui ne produisent rien, faisant ainsi sortir notre énergie et notre conscience du circuit de la productivité. De l’autre, il faut admettre qu’on intègre très profondément par cette voie des logiques et des réflexes qui appartiennent bien au monde productiviste.

Si l’on a de bonnes raisons d’imaginer que le jeu mimétique n’existe chez les animaux que pour leur apprendre des comportements qui leur seront nécessaires en-dehors du jeu, on doit alors se demander si cette recherche d’optimisation apprise dans le jeu vidéo n’a pas, elle aussi, fonction d’apprentissage, et ne nous prépare pas aux horreurs du travail aliénant. Il ne s’agit pas de croire que les jeux sont pensés pour nous abêtir ou pour nous soumettre, mais d’accepter qu’ils puissent dépendre d’une vision du jeu et du plaisir qui s’est développée concomitamment avec une vision du travail et de la valeur dont on sait qu’elle est délétère. L’important serait de prendre en considération cet aspect du plaisir ludique, pour mieux mettre en valeur l’autre aspect, à savoir le détournement d’une partie de notre énergie en-dehors des voies du travail. C’est ce qui est déjà fait, notamment dans Animal Crossing où nous finissons par accorder accorder plus d’importance aux activités frivoles qu’à l’accumulation, mais aussi et surtout dans le monde du jeu indépendant, dont l’un des grands enjeux est depuis longtemps déjà une autre valorisation du temps et de l’expérience. Mais la consommation de jeux indépendants ne suffit pas à nous sauver : eux-même peuvent être engloutis à la chaîne, dans une optique de multiplication de l’expérience, pour être immédiatement notés sur senscritique et passer de notre liste d’envies à notre liste-poubelle d’expériences considérées comme déjà vécues.

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2. Naturalisations 2 : Le besoin, une question de focalisation

En jeu, au départ, notre volonté d’accumulation s’adosse souvent à l’idée d’un besoin, voire à celle de la survie. Nous avons vu que de Pikmin à Pikmin 2 le strict besoin se changeait en volonté d’exploitation, mais que d’une étape à l’autre nous ne faisions en gros que la même chose. De fait, beaucoup de jeux dans lesquels notre objectif est de toute évidence une accumulation illimitée de ressources commencent par nous demander de survivre, et font progressivement dépendre notre survie de l’anéantissement des formes de vie ou d’organisation concurrentes. Là encore, aucune frontière ne sépare ces deux attitudes du jeu vis-à-vis de son environnement. Simplement, le modèle de survie qui nous est proposé dès le départ comme inévitable n’admet pas que nous puissions survivre sans croître, ni que nous puissions croître sans que nos besoins, à leur tour, se multiplient pour complexifier le jeu. Un jeu réussi est ainsi conçu : chaque progression est aussi pour nous une complication et doit forcer chez nous de nouveaux types de comportements. Ainsi le jeu est parfaitement adapté à la reproduction et à la représentation du modèle de croissance industriel. Qu’il accompagne ou non cette reproduction d’un propos critique, il ne fonctionne souvent que selon les mêmes règles que son modèle, c’est-à-dire une série de croyances : en une loi naturelle de survie du plus fort, en une loi naturelle de complexification des êtres, en une loi naturelle du progrès, en une loi naturelle de dilution du risque, en une loi naturelle d’équilibre par l’offre et la demande, en une loi naturelle d’autorégulation des marchés et surtout en une primauté formidable des lois dites naturelles.

En fait, une seule règle adoptée presque unanimement suffit à rendre incontournable ce modèle-là dans les jeux comme Pikmin où l’on peut parler de survie, c’est-à-dire les jeux qui confrontent un ou plusieurs êtres à un environnement sans but où il est possible de perdre. Cette règle, c’est la focalisation fixe. Nous avons pour habitude de contrôler au fil du jeu un unique organisme, personnage, ou groupe constant de personnages. Si nous changeons de point-de-vue, c’est souvent que l’histoire est terminée en ce qui concerne le premier personnage. Nous en commençons alors une nouvelle. Dans ces conditions, le jeu ne peut se complexifier que si le pouvoir et les possibilités de notre personnage se multiplient. C’est ainsi que nous peinons à dépasser le simple modèle de la loi du plus fort. Mais des possibilités existent qui nous font expérimenter autre chose que cette focalisation fixe :

  • Soit le jeu consiste en une répétition de la même histoire, du même temps, et nous permet à chaque reprise de contrôler un personnage, identique ou non aux précédents mais nécessairement dissocié d’eux, qui devra tenir compte de leurs actions. Ainsi, chaque reprise est plus complexe et ouvre de nouvelles possibilités, sans qu’aucun des personnages n’ait nécessairement vu son pouvoir évoluer. C’est ce que proposent certains niveaux de Braid. [Co-op solo : Contrôle répétitif]
  • Soit le jeu permet, en temps réel, une circulation de notre contrôle : nous devons gérer l’activité de plusieurs personnages dans un temps linéaire et n’avons normalement pas intérêt à ce que l’un écrase l’autre. C’est ce que propose la série Pikmin où chaque épisode permet de contrôler un personnage supplémentaire, apportant ainsi un nouveau degré de complexité en même temps qu’il multiplie nos possibilités. [Co-op solo : Contrôle alternatif]
  • Enfin, nous pouvons assurer non plus le contrôle des personnages mais celui de l’environnement, du Dieu, de la main invisible qui doit leur permettre de prospérer. [Contrôle extérieur]

Ce qui différencie un god game d’un Sim City, c’est simplement cette question de focalisation. Nous n’avons dans Sim City qu’un contrôle de la ville. Même si à la manière d’un corps humain elle est trop complexe pour être entièrement maîtrisable, nous sommes la ville et rien d’autre. Sous notre contrôle elle peut, selon ses propres possibilités et son propre mode de fonctionnement, agir sur l’environnement, en abaissant ou surélevant par exemple le terrain au bulldozer, ce qui nous coûtera de l’argent. Dans Doshin ou dans From Dust, nous agissons au contraire sur l’environnement sans intermédiaire, mais jamais directement sur le comportement des personnages ou sur l’évolution de leur communauté.

Dans ce cas de figure, on ne recherche généralement pas une expansion totale. Le jeu s’arrête lorsque les villages ont atteint un niveau de développement suffisant pour prospérer. Ainsi lorsque la focalisation n’est pas fixée sur un personnage ou sur un groupe uniforme de personnages, nous pouvons envisager de les faire simplement survivre, sans que ce mot prenne le sens d’une accumulation sans fin de ressources et de complications.

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3. Masse et identité

Les objets que nous amassons dans Katamari et dans Pikmin 2 sont privés de toute fonction. Ils renvoient à des objets réels et connus largement, mais ils sont envisagés en-dehors de l’usage qui leur est couramment attribué. Leur valeur est recalculée indépendamment de la valeur réelle des objets de même type et ils ne gardent, en fait, qu’une valeur de signe. Ils sont des signes dont le sens varie, puisque les personnages du jeu en font une interprétation dont nous savons qu’elle est fantaisiste, et souvent ce décalage doit faire rire. Pour nous qui les connaissons, ils sont des objets de consommation : ceux qui d’après Baudrillard n’ont jamais eu que cette valeur de signe, qui dépend à la fois de la personne qui les possède et de l’usage qu’elle en fait. Mais ici, abandonnés et séparés de tout usage, ils existent comme des signes vierges, des images figées dont la valeur n’est qu’en nous. Cette valeur d’image est un reliquat de la valeur signifiante que nous reconnaissions dans les objets. Elle dépend des souvenirs d’objets identiques que nous resituons dans notre environnement connu. Les associations décalées par lesquelles la machine de Pikmin 2 espère expliquer ces objets, et les usages non-cohérents et détournés qu’en font les humains et les créatures de Katamari ont la même fonction : jouer avec leur valeur signifiante, la faire varier. Surtout, ces jeux font entrer la production, la multiplication et l’usage de ces objets dans le domaine de l’absurde. Ce faisant, ils annulent tout ce qui déterminait apparemment ces objets, pour ne leur laisser que cette valeur d’images.

Il y a derrière cette multiplication des objets non-fonctionnels une réflexion sur la pop culture et sur tout ce qui est largement partagé. Si cet objet mystérieux perdu dans une grotte a pour nous un sens, c’est parce que contrairement aux personnages de Pikmin 2, nous appartenons à la culture qui les a produits. Nous avons rencontré ces objets, possédés par nous-même ou par d’autres, ou tels qu’ils étaient présentés pour être vendus. Ils ont déjà pour nous une multitude de significations et sont liés à des expériences. Rencontrés dans un monde désert, ils nous rappellent cet environnement dont nous dépendons et le langage de signes dont lui-même dépend. Dans Katamari, chaque modèle d’objet est multiplié. On en trouve des séries rassemblées ou éparses, souvent couronnées par une version unique (plus grosse, ou reconnaissable parce que différente) de l’objet reproductible. Avec ces groupes homogènes, Katamari questionne évidemment la possibilité d’une singularité : on ne peut distinguer un élément de ses semblables que selon son emplacement dans l’espace et sa place dans la série. Il est apparemment identique, mais pas tout à fait indistinct.

Par extension, puisque nous nous construisons nous-même par le moyen d’objets qui, culturels ou non, sont reproductibles, pouvons-nous envisager notre identité en-dehors de cette notion de reproductibilité ? Une grande part de notre expérience est conditionnée par des objets qui sont partagés, qui n’ont pas comme l’objet artisanal une valeur essentiellement singulière. Nous présenter en jeu quelques-uns de ces objets qui forment le tronc commun de nos expériences personnelles, c’est nous rappeler que la partie unique que nous jouons n’existe pas à l’intérieur du jeu. Elle n’a pas été codée. Elle s’est singularisée tout en se conformant à la formule unique commune à chaque personne joueuse. De même qu’au sein de la série d’objets identiques, un seul se distingue, nous n’envisageons en jeu que notre expérience personnelle, et ne pourrions que supposer la somme des expériences autres, qui se confondent pour nous en une série imaginaire.

Dans le katamari, la masse écrase et annule les objets. Chacun, devenant un exemplaire de la série des objets absorbés, continue d’abord d’exister matériellement (sa forme et sa masse influent sur le mouvement de l’ensemble) puis disparaît progressivement pour n’être plus qu’une participation au chiffre. Il existe alors comme une valeur (un diamètre) relative à l’ensemble. Toute série implique une pareille occultation des caractères singuliers qui empêcheraient sa cohérence. Ici, le facteur commun qui rassemble les éléments de la série est arbitraire : nous les choisissons. Une seule condition existe mais elle n’est pas suffisante : il faut que l’unité soit plus petite que l’ensemble. L’écrasement des objets est donc le seul caractère de cette série, puisque la seule valeur qu’elle n’annule pas est la taille, et puisqu’elle n’admet que des éléments dont la taille est négligeable. Le katamari, nous le savons maintenant, signifie la réduction de l’élément à rien et la prépondérance absolue du tout.

Chez les pikmin, à l’inverse, chaque créature reste distincte. Il arrive même que tout le groupe doive s’arrêter pour attendre l’une d’entre elles qui a fait un faux pas. L’un des grands motifs de Pikmin, c’est la force du nombre : là où un insecte est impuissant, il faut dix insectes. Pourtant, le nombre seul ne suffit pas toujours. Il y a plusieurs profils de pikmin, tous nécessaires, il y a plusieurs stades d’évolution des pikmin, qui ne sont pas atteints uniformément par tout le groupe, il existe des objets qu’un pikmin seul peut porter avec lui et qui impliqueront qu’on ne le mélange pas aux autres. Dans la masse des pikmin, on distingue ainsi plusieurs groupes distincts et tous sont établis selon des caractères différents. Ils dépendent de la valeur particulière des pikmin. Ainsi non seulement chaque pikmin continue d’exister au sein de l’ensemble, mais encore, il n’y a que là qu’il puisse manifester ses qualités propres. La série telle que la conçoit ce jeu est ainsi partiellement opposée à celle qu’imagine Katamari. Elle dépend exclusivement des caractères communs aux unités, et constitue une affirmation de ces caractères à laquelle un individu ne suffirait pas. Néanmoins, elle est là encore une négation de tout ce qui ne permet pas de regrouper pragmatiquement les éléments selon leur utilité. Au sein d’un même groupe, tous sont identiques. Nous voulons en avoir beaucoup, mais nous n’en cherchons aucun en particulier.

Ainsi donc l’accumulation, qui n’est envisageable que selon une focalisation fixe et unique, est le moyen permettant de réduire la pluralité à une série uniforme. En jeu, parce que nous accumulons, nous pouvons nous imposer comme une conscience unique et sans équivalent, annulant la spécificité des éléments non-vivants dont nous prenons possession. Le point de départ de cette accumulation, c’est l’identité souveraine. Sa destination, c’est l’anéantissement des identités particulières au profit d’une seule. C’est pourquoi lorsque nous nous intégrons nous-même à la série des consciences joueuses, il nous faut garder toujours en tête cette possibilité aliénante de la sérialisation.

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IV – Jeu et pouvoir

1. Point-de-vue et universalisme 2 : science et conscience

On a déjà noté que dans Pikmin ou Katamari, la destruction ou l’appropriation n’étaient qu’une étape menant vers un objectif à plus long terme : la connaissance. Ce qui est pris ou détruit pourra revenir à sa place dès la prochaine partie, mais pour nous l’information reste enregistrée. On fait la collection, la liste des objets rencontrés, et donc des expériences vécues à l’intérieur du jeu. On ne l’a terminé réellement que lorsqu’on sait que cette liste est complète, que toutes les expériences sont épuisées et que chaque chose a pour nous un nom. Il y aurait donc une expérience et une connaissance objectives du jeu, puisque ces choses n’ont qu’un seul nom, le même pour chaque joueur. Elles ne nous le disent jamais elles-même mais il nous est donné par l’expérience comme une évidence et comme s’il leur était essentiel. C’est du moins le cas dans Katamari, où comme tout le reste la connaissance est absolue, nous vient d’en-haut sans nous être expliquée et sans que le jeu s’embarrasse de nous dire par quelle voie. Dans Pikmin, nous savons au contraire que c’est Olimar qui nomme les choses et nous savons qu’il le fait mal, ou du moins que les noms qu’il choisit ne valent que pour nous (qui suivons son regard), mais qu’ils n’ont pas valeur d’absolu et rendent plutôt compte d’une certaine perception du monde que d’une essence qui serait dans la chose décrite. Toutefois c’est toujours sous ce nom qu’il consigne et catégorise les observations qu’il fait sur le terrain, et c’est sous ce nom que seront confondues dans l’encyclopédie plusieurs créatures que nous rencontrerons à des endroits différents.

C’est évidemment un enjeu de pouvoir énorme : le fait qu’un animal n’ait pas d’autre nom que celui qu’on lui donne, et qu’il ne soit défini que selon nos termes, implique ici qu’il n’existe que d’après nous et selon l’usage que l’on peut faire de lui. Il n’y a pas dans Pikmin d’altérité, de présence qui soit située sur le même plan que nous. Les créatures de la planète visitée nous sont subordonnées à partir du moment où nous prenons la liberté de les nommer comme Robinson renommant Vendredi. C’est ici d’une cohérence sans faille puisque Olimar est le seul personnage jouable. Il n’y a que derrière lui que s’active une conscience présente, la notre. Les insectes de cet environnement ne sont effectivement pas conscients. Mais il n’est pas anodin que le jeu se serve, pour justifier et annoncer ce déséquilibre, d’un moyen qui a été et reste encore celui de toutes les oppressions parce qu’il est le plus retors des outils de pouvoir. En jeu, il a cette fonction de démarcation entre ce qui a une volonté et ce qui n’en a pas, entre ce qui peut être comparé à nous et ce qui fait partie du décor. En fait, de la même façon que Wolfenstein habillait nos cibles en nazis pour rendre acceptable leur massacre, Pikmin justifie l’attaque des insectes par un procédé d’étiquetage. Mais il n’est pas nécessaire de désigner les insectes comme des nazis, il suffit de pouvoir les désigner, et par là de les priver de conscience tout en valorisant celle d’Olimar. Parce qu’il nomme, on sait que l’on perçoit le jeu par lui.

Cette identification du point-de-vue qui sera superposé à celui de la conscience joueuse, et sa situation par rapport aux éventuels autres points-de-vue portés sur le même environnement, est évidemment une étape cruciale de la mise en place d’un jeu. La manière dont se réalise cette superposition est l’une des spécificités du medium. Ici comme en littérature, on peut considérer les paroles et les actes du personnage sur lequel se fixe (visuellement et narrativement) la focalisation, mais supposément, c’est nous qui sommes à l’intérieur de cette figure : il est donc exclu de nous décrire ce qui peut se produire en elle ou quelle peut être sa connaissance de la situation. Au mieux, nous percevons le discours qu’elle s’adresse à elle-même. Nous l’entendons parce qu’elle l’entend. En fait, dans ce modèle de jeu où nous incarnons un personnage, la focalisation est souvent interne, c’est-à-dire que les informations qui nous parviennent sont exactement celles auxquelles le personnage a lui-même accès. L’idée de voir à travers lui sans voir à l’intérieur de lui ne nous éloigne pas du tout de la narrato telle qu’on l’applique à la littérature. Là où le jeu vidéo devient vraiment particulier, c’est lorsque ce mode de focalisation interne, associé d’une part à l’image et d’autre part à l’immédiateté de l’action, peut nous dispenser à la fois d’un narrateur et d’une instance qui organiserait comme au cinéma le montage ou la position de la caméra. Il n’y a pas de montage dans Pikmin et nous contrôlons nous-même la caméra. Et même si le premier Pikmin et Katamari n’adoptent pas la vue subjective, ils suivent toujours précisément un seul et même personnage dont on ne peut pas s’éloigner. Notre accès aux événements mis en scène est ainsi limité exactement au champ perceptif de ce personnage, mais en contrepartie il est bien plus immédiat que dans toute autre forme narrative. Le personnage n’a pas à nous la transmettre : nous y accédons comme lui.

Cette double nature de notre information, limitée et immédiate, pose nécessairement de façon très nette le problème du point-de-vue : notre expérience directe nous donne à penser que nous accédons non pas à une narration, qui serait médiatisée et donc altérée, mais plutôt à une forme de réalité. Nous voyons directement ce qui advient dans l’environnement de jeu. La narration vidéoludique pourrait donc être purement mimétique : une image vive, sans récit. Toutefois plus encore que par la voix d’un narrateur, l’information à laquelle nous accédons est marquée par notre point-de-vue situé et nous ne pouvons l’ignorer. Nous savons qu’Olimar n’a qu’une compréhension particulière du monde qu’il visite, et que le prince n’a aucune compréhension des événements terrestres, parce que ce que nous savons qu’ils voient n’est ni une quantité ni une qualité suffisante d’information. Nous le savons surtout parce que ces jeux se concentrent sur un univers qui nous est connu et que nous avons pu percevoir en-dehors du jeu. Nous le montrer sous cet angle restreint, c’est souligner l’importance du point-de-vue. Grâce aux travaux scientifiques féministes dont a émergé la théorie du point-de-vue situé dans les années 70, il n’est plus possible aujourd’hui d’ignorer que le point-de-vue neutre, naturel ou absolument scientifique n’existe pas. On sait que tout savoir est nécessairement situé, et donc qu’il ne saurait s’appliquer aux champs qu’il ignore ou qu’il occulte : il ne peut prétendre ni à l’objectivité ni à l’absolu. Le jeu vidéo, parce qu’il propose une expérience directe, et donc l’illusion d’un savoir, tout en révélant toujours la nature et l’ampleur de cette illusion, devrait être une démonstration systématique de ce principe.

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2. Le dialogue ludique

On peut considérer un jeu vidéo comme la mise en dialogue asymétrique de deux points-de-vue, dont l’un a été par avance contraint et partiellement anticipé par l’autre. Entre la conscience qui a développé le jeu et la conscience qui le découvre, il n’y a apparemment qu’une communication à sens unique : l’environnement construit transmet plus ou moins vite et plus ou moins correctement des informations à la personne qui joue. Ce qui conditionne cette asymétrie, c’est sans surprise le décalage temporel qui sépare le moment de conception du moment de jeu. Ainsi, tout le travail de l’équipe de développement consiste en une anticipation du dialogue ludique : elle doit prévoir les réponses que l’on apportera aux affirmations (mur, gouffre, personnage) ou aux questions (obstacle, coffre fermé, porte) du jeu, puis leur trouver une place à l’intérieur de la structure, ou les en exclure tout à fait pour la protéger de ce qui pourrait la mettre en échec. Le jeu est comme un robot parlant qui communiquerait spatialement plutôt que verbalement. Seulement l’anticipation n’est jamais suffisante. Il se peut que le jeu ne fonctionne pas, parce que nos réactions ne peuvent s’y intégrer, mais il est également possible qu’elles y trouvent une place imprévue, et que le dialogue s’écarte efficacement des bornes imaginées par la conscience développeuse. Il se peut même que comme Portal 2 le jeu repose entièrement sur notre volonté d’outrepasser ses limites et de se montrer plus créatifs que la conscience qui nous enferme. Ce qu’on appelle le gameplay émergeant, c’est-à-dire toutes ces actions auxquelles le jeu peut répondre, et qui fonctionnent sans avoir été anticipées au moment de sa conception, est un débordement du point-de-vue joueur par rapport au cadre qui lui était accordé. Les studios sont généralement très attentifs à ce genre de phénomènes qui sont une reprise du dialogue que le temps avait apparemment empêché.

Pour en revenir aux jeux qui nous intéressent, on doit remarquer que Katamari n’est pas autre chose qu’un rêve de gameplay émergeant : tout objet visible, quelle que soit sa taille, je pourrai me l’approprier bientôt. Il n’est aucun obstacle que je ne pourrai pas franchir, et j’irai jusqu’à atteindre ce qui devait se tenir hors des limites du domaine jouable. Dans ces conditions, nous pouvons oublier tout à fait la conscience développeuse pour imaginer que nous sommes seuls en ce monde sur lequel nous régnons. Dès lors, cette conscience doit se rappeler à nous et nous faire reconnaître les conditions du dialogue auquel nous continuons de participer. Dans Katamari, ces rappels seront des trajectoires trop évidentes vers lesquelles le roi nous oriente, des blagues déclenchées par une liberté qu’on croyait avoir prise au nez et à la barbe des développeurs, ou encore des mises en scène disposées dans des endroits à peine accessibles. Toujours, ces clins d’œil visent à nous rappeler que nous passons ici après quelqu’un d’autre, et que toutes nos actions ont été pensées avant que nous ne les imaginions. Ce sont des prises d’autorité qui viennent compenser l’illusion de pouvoir que nous donne ce jeu particulier. Pikmin est plus subtil. Dans le premier opus, nous l’avons vu, il n’y a pas de trace de conscience. Nous pouvons entretenir l’illusion de notre solitude. Olimar, il est vrai, s’interroge parfois sur la commodité du système des oignons : il lui semble bien pratique que les pikmin correspondent exactement à ses besoins et lui soient si utiles. Nous pouvons évidemment voir ici un indice rappelant l’origine du jeu, mais ces quelques rares remarques ne perturbent pas le sentiment de solitude que nous donne la robinsonnade d’Olimar. C’est dans les épisodes suivants qu’un changement de personnage nous permet de passer après quelqu’un d’autre, de découvrir les traces d’une conscience qui nous précédait et ainsi de nous souvenir que notre chemin a pu être anticipé et n’est pas inventé par nous. Nous revivons alors la même désillusion que le jeune enfant découvrant les limites de sa singularité.

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3. Jeu et discours

Parmi les traces que laissent les consciences développeuses dans notre univers de solitude, on en trouve qui relèvent du discours. Certaines, nous l’avons vu, ne sont ni formulées ni réfléchies, et ne sont en fait que le relais infra-discursif d’une opinion : la présentation par Pikmin de la loi du plus fort comme naturelle, c’est bien une affirmation idéologique, mais elle n’est vraisemblablement motivée que par une croyance trop forte ou par un manque d’imagination. D’autres, qu’elles soient formulées directement par une voix ou simplement soulignées par la tournure des événements, sont manifestement des commentaires adressés par la conscience développeuse à la conscience joueuse. Olimar, par exemple, peut se montrer critique à l’égard de sa place dans la société de sa planète, ce qui nous invite à remarquer les moments où il ne l’est pas assez. Il se peut aussi que le système économique du jeu, dans Pikmin 2 comme dans Animal Crossing, nous paraisse injuste et révèle une discrète satire. Dans ce type de jeux, la critique n’empêche généralement pas que l’on se jette à bras ouverts dans le système qui en fait l’objet. Elle n’est en quelque sorte qu’une nuance : un peu d’injustice n’empêche pas la bonne humeur, et l’amusement n’empêche pas la méfiance.

Plus subtilement, elle est surtout un moyen de souligner dans ces deux jeux la possibilités de changer la contrainte en loisir, de se l’approprier lorsqu’on n’a pas le pouvoir de s’y soustraire. C’est à la fois un message dangereux de soumission et un appel subversif au jeu. Le jeu, qui adopte ou imite certaines caractéristiques du réel, peut être un moyen de ménager au sein de ce réel un espace maîtrisé, agréable et personnel. Cette maîtrise partielle, d’ailleurs, est celle qui nous a appris à nous approcher des machines informatiques, à leur faire confiance, à vouloir leur confier une part graduellement plus importante de nous-même. Éprouvant par le jeu transitionnel la constance et la fiabilité des ordinateurs, découvrant la manière dont ils élargissaient nos possibilités, nous avons été d’autant mieux préparés à ce que leur rôle d’intermédiaire s’étende bien au-delà du domaine ludique. Le jeu, donc, est un étonnant outil de survie autant que de renoncement, de détournement transgressif autant que d’acceptation muette.

On sait que les jeux, même privés de mots, peuvent être vecteurs d’idéologie. L’accumulation, qui est si bien valorisée par beaucoup d’entre eux, n’est pas autre chose que le principe fondateur du capitalisme. Même pour la conscience la plus insouciante, ce n’est pas vraiment un mystère. On n’a pas besoin d’imaginer qu’un message politique se cache dans Spore ou dans Elite pour se poser des questions qui peuvent nous sembler se limiter à notre expérience ludique : « Dans ce jeu, mon comportement est-il juste ? Pourrais-je faire autre chose ? D’où me vient le droit de faire ça ? Est-ce réaliste ? » Ce travail d’infra-interprétation est automatique et fait partie intégrante de la pratique du jeu. Parce que sous cette forme il peut ne pas suffire, il peut se prolonger jusqu’à engendrer des vidéos youtube, des forums de gaming ou des champs d’étude universitaires. Il n’en faut pas moins pour tenter de comprendre ce que le jeu nous a fait faire, pourquoi c’était gratifiant ou pourquoi ça ne l’était pas, dans quelle mesure cette expérience a été partagée par les autres personnes confrontées au même jeu, et ce qui peut me rappeler, dans l’opéra bouffon de vendredi dernier ou dans le premier San Antonio des vacances, ce jeu 3DO auquel je n’ai jamais joué.

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V – Jeu et réalité – Conclusion Générale

Majora’s Mask et Link’s Awakening nous ont appris que la forme du jeu est nécessairement lacunaire : il est conçu pour se réaliser en un autre lieu et en un autre temps que celui de sa production, entre des mains inconnues qu’aucun procédé ne peut tout à fait contraindre. Ce n’est que pour susciter cette réalisation et l’encourager que le jeu se conçoit. Ce qu’il doit donc produire, c’est chez la personne joueuse une forme de foi en la valeur de cette expérience encore inactive, et une volonté capable de se soumettre à la part définitive du jeu pour engendrer sa part fugitive et réelle. Une trame de jeu vidéo, c’est donc à la fois l’exposé, l’illustration des conditions du jeu, et la mise en scène d’une insuffisance justifiant l’action ludique, la rendant nécessaire. Majora’s Mask et Link’s Awakening faisaient apparaître, avec le topos de l’Environnement destiné à disparaître, une possibilité qui était en fait un état déjà atteint et demandant à être réparé : le morcellement de l’univers de jeu et sa disparition. Ainsi ces deux œuvres affichaient leur fragile dépendance et laissaient voir le vide en elles : l’œuvre dépend d’une énergie qui n’existe que dans sa réception.

Considérant en particulier LSD : Dream et Metroid Prime nous avons admis que tout jeu vidéo est en premier lieu un espace mis à la disposition d’une conscience. Au sein de cet espace aucune illusion d’incarnation n’est nécessaire pour que cette conscience joueuse circule, et interroge tout ce qui lui sera présenté. Le récit lui-même peut passer entièrement par l’environnement, que la conscience rencontre morceau par morceau et qui lui vient comme une série d’événements. L’illusion d’incarnation n’a dans cet espace qu’une seule utilité : elle permet d’imaginer un objectif, une destination, une continuité dans la succession des expériences. LSD : Dream et Metroid Prime faisaient de l’espace disponible leur personnage principal. En caractérisant ainsi leur Environnement comme sujet, ces jeux prenaient nécessairement pour objet le cheminement que la conscience pouvait y tracer. Cette expérience, dont il était la part commune partagée par toute personne joueuse, était leur seule destination. L’œuvre, ici, n’existe pas seulement par le moyen de sa réception : elle n’existe que pour elle et s’y limite entièrement.

Ce n’est qu’en considérant Pathologic et Snake Eater que nous avons découvert, à l’inverse, la possibilité d’un rejet de la conscience joueuse à l’extérieur de la machine de jeu. Que cette conscience doive reconstituer cette machine parce qu’elle est défaillante, ou qu’elle doive l’anéantir parce qu’elle est fonctionnelle, elle en est systématiquement rejetée comme une intruse. Son expérience consiste alors en une étude du jeu considéré depuis un point-de-vue faussement extérieur : elle doit en comprendre le fonctionnement, faire son possible, même, pour éviter de le rencontrer frontalement, et trouver malgré tout le moyen d’y faire intrusion. Cette fois, l’intermédiaire que constitue le personnage jouable est à la fois le moyen de cette rencontre (il n’y a que lui qui puisse s’introduire dans le cercle autonome du jeu), et une charge, une entrave, un boulet qu’il faut soigner. Cette série de contraintes et d’empêchements que doit supporter la conscience joueuse vise à forcer de sa part un travail d’opposition contre l’œuvre, et de bouleversement de l’ordre fixe qui précédait le moment de la réception. Il lui faut se heurter aux mécaniques du jeu, qui sont une série d’affirmations, un discours, et alors seulement mener une contre-offensive retardataire. Par ce moyen, ces œuvres proposent une autre forme du pacte de représentation appliqué au jeu : la partie est présentée comme un faux dialogue trop asymétrique pour se réaliser ailleurs qu’à l’intérieur même de la conscience joueuse. Elle seule peut envisager et contenir plus d’une seule voix. À terme, et après l’avoir suggérée continuellement, Pathologic et Snake Eater révèlent tous deux définitivement, avec une exacte honnêteté, la facticité du dialogue, de la discussion, des pantomimes qu’ils mettent en scène. Mentir pour montrer, c’était le moyen de désactiver l’illusion. Tout discours, toute image est une fiction superposée artificiellement au réel, et il n’y a d’invention que dans l’inexactitude de cette superposition, c’est-à-dire dans le champ offert à la conscience joueuse.

En faisant un détour loin du jeu vidéo avec Eyes Wide Shut et Mulholland Drive, nous avons pu rencontrer un mode similaire de participation du public : ce n’est que dans l’esprit de l’instance spectatrice que les apories, les irrégularités et les paradoxes qui font la composition et la problématique de ces films se révèlent et s’activent. Un travail d’enquête piégeuse doit nous mener à la rencontre de chaque illusion pour nous permettre de former en nous-même, finalement, le rapport irrationnel qui est l’objet de l’art. Là encore, des personnages principaux que nous suivions scrupuleusement étaient les guides aveugles qui devaient nous permettre de découvrir, et surtout de questionner les environnements faussement disponibles de ces films. Nous rencontrions donc dans ces œuvres des traits qui nous avaient semblé caractériser le jeu, et nous devions admettre que notre manière de les recevoir et de les comprendre était marquée de bout en bout par notre expérience ludique. Nous expérimentions, en fait, la possibilité de faire l’analyse ludique d’une œuvre apparemment achevée et dénuée de jeu. Il nous semble que toute œuvre demande en fait, pour être reçue, une action ludique et créatrice. Éprouver le réel, c’est une pratique ludique. En tirer le rêve, c’est la pratique créatrice qui s’y raccorde.

Aujourd’hui, nous cernons avec plus de précision grâce à Pikmin et Katamari les contours et les possibilités propres du jeu vidéo. Nous apprenons ce que la mécanique a à voir avec le plaisir, avec le discours, avec l’identité. Nous apprenons quelle formidable énergie alimente la marche incoercible du katamari. Le jeu est la mise en tension, l’épreuve du lien qui existe entre le monde et nous. Elle suscite et entretient deux énergies contraires, l’une absorbante et égocentrique, l’autre tendue vers l’extérieur et oublieuse de l’identité. C’est dans la conjugaison de ces deux forces que se conçoit l’expérience de jeu. Ainsi l’espace où se produit cette expérience est toujours faussement étranger : il doit être mis en rapport avec l’espace intime, et permettre une solitude qui est celle du travail créatif. Il est, pour rendre possible ce travail, toujours dirigé vers d’autres espaces envisageables, et vers la possibilité d’une évolution. Dans la mesure où l’on reste attaché à une identité, à un point-de-vue qui se distingue du reste et s’y oppose, on observe que cette évolution prend bien souvent la forme d’une accumulation sans limite. Le seul mouvement qu’envisage l’individualisme, c’est l’absorption. À l’inverse, une mise sur le même plan de plusieurs entités ou de plusieurs consciences permet d’imaginer un mouvement vers l’équilibre. Pikmin et Katamari se tiennent dans l’intervalle qui sépare ces deux situations : notre solitude nous incite à l’accumulation, mais notre mission unificatrice suppose que nous ne visions qu’une harmonie, qu’un rassemblement des âmes et des choses.

Qu’il soit dans Pikmin une mise en valeur des caractères communs aux éléments de la série, ou dans Katamari une disparition des caractères au profit de l’unité générale, ce rassemblement aboutit dans ces jeux à la disparition de la diversité dans une identité unique. Ainsi il rejoint le mouvement absorbant et individuel de la conscience joueuse et lui donne satisfaction. Mais cette satisfaction n’est pas sans nuance : ces jeux, comme beaucoup d’autres, parce qu’ils permettent une expérience directe mais ne nous laissent jamais ignorer que cette expérience existe selon un point-de-vue situé, contiennent la remise en cause de l’illusion universaliste produite par notre triomphe accumulateur. Ils nous permettent d’envisager que toute expérience puisse être une fabrication, un produit qui n’a rien de brut. Ils nous apprennent, en fait, que nous sommes toujours déterminés et que l’absolu nous est inaccessible. Ainsi ils nous proposent une expérience plaisante et déraisonnable, qui répond à nos envies et donne forme à nos pulsions, mais ils nous invitent à interroger leur source et leurs implications. Ils libèrent, en ménageant pour nous un espace de solitude, les mouvements intérieurs que nous pensions cachés, mais permettent, en confrontant ces manifestations de notre conscience à une altérité fictive, partiellement introduite en nous pendant le processus de jeu, leur éclaircissement ou leur transformation. Nous avançons donc finalement que l’œuvre existe dans un intervalle : elle se tient dans la continuité qui va de la conscience au monde.

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S’il fallait maintenant exposer clairement la manière dont on définit le jeu vidéo, ce serait par une série de conditions concernant sa réception. Elles sont, en fait, les présupposés que Twin Picks visait à vérifier :

  • Le jeu ne contient pas l’expérience mais il en pose les conditions.
  • Certaines sont nécessairement acceptées par la conscience joueuse (le code), mais d’autres sont contournables (la voie).
  • L’action choisie par la conscience joueuse est permise et orientée par des principes mécaniques dont elle apprend ou tente d’apprendre le fonctionnement.
  • Un élément mécanique est un élément de sens.
  • Un monde de jeu est la mise en expérience, la projection expérimentale d’un point choisi du monde perçu.
  • La personne qui joue accepte de construire son expérience particulière sur la base d’une expérience déterminée.

Cette petite théorie de la réception était l’objet de nos cinq épisodes. La comparaison de plusieurs jeux, c’était pour nous le moyen d’interroger en-dehors de leur matière objective, puisque la mise en rapport vient après, n’est pas contenue en eux. Elle s’enracine seulement dans nos impressions, dans notre activité, et pourtant elle existe. Nous avons voulu prolonger aussi loin que possible cette expérience qui débute avec le jeu et se poursuit bien après pour se mélanger à d’autres, pour former des analogies et participer à la formation de l’espace intérieur des consciences joueuses.

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Références

Katamari Damacy, Namco, 2004
We love Katamari, Namco, 2005
Me and my katamari, Namco, 2005
Beautiful Katamari, Namco, 2007
Katamari Forever, Namco, 2009
Touch my Katamari, Namco Bandai Games, 2011
Amazing Katamari Damacy, Bandai Namco Entertainment, 2017

Pikmin, Nintendo EAD, 2001
Pikmin 2, Nintendo EAD, 2004
Pikmin 3, Nintendo EAD, Monolith Soft, 2013
The Night juicer, Dwango Pictures, Shigeru Miyamoto, 2014
Treasure in a bottle, Dwango Pictures, Shigeru Miyamoto, 2014
Occupational hazards, Dwango Pictures, Shigeru Miyamoto, 2014
Hey! Pikmin, Arzest, 2017

Cities: Skylines, Colossal Order, 2015
Abzû, Giant Squid, 2016
Creatures, Mindscape, 1996
NIVA, team NIVA, 2016
Small worlds, David Shute, 2010
Legend of Kyrandia, Westwood Studios, 1992
The Legend of Zelda: Breath of the wild, Nintendo EPD, 2017
Tearaway, Media Molecule, 2013
Seasons of heaven, AnyArts Production, –
Pandemic 2, Dark Realm Studios, 2008
Pokémon Version Cristal, Game Freak, 2000
Gingiva, myformerselves, 2013
Tanaka’s friendly adventure, mirosurabu, bento_smile, 2009
Psyche metal, Athena, 1997
Donald Duck: Modern inventions, Jack King, 1937
Among the sleep, Krillbite Studio, 2014
Super Mario Sunshine, Nintendo EAD, 2002
Fluid, Opus, 1996
Plug & play, Michael Frei, Mario von Rickenbach, 2013
Electroplankton, indieszero, 2005
Off, Mortis Ghost, 2008
Noby Noby Boy, Namco Bandai, 2009
LocoRoco, SCE Japan Studio, 2006
Ecco the dolphin, Novotrade International, 1992
Mark of the ninja, Klei Entertainment, 2012
Cave story, Pixel, 2004
Grow valley, EYEZMAZE, 2010
Mario kart: Double dash, Nintendo EAD, 2003
Ocarina of time, Nintendo EAD, 1998 (instructions RBA par Finzenku)
Warioland 4, Nintedo R&D 1, 2001 (speedrun par andimac)
F-Zero GX, Amusement Vision, 2003 (speedrun par Ordeal)
Dodonpachi, Cave, 1997 (speedrun par ProMeTheus)
Agar.io, Matheus Valadares, 2015
Tower of heaven, askiisoft, 2009
Tetraform, Glaiel Gamer, 2009

Shin Godzilla, Hideaki Anno, Shinji Higuchi, 2016
Oh No!, Asmik Ace Entertainment, 2000
The Wonderful end of the world, dejobaan games, 2008
Rock of ages 2: Bigger & Boulder, ACE Team, 2017
Fjords, Kyle Reimergartin, 2013
Shenmue, Sega-AM2, 1999
Risk of rain, Hopoo Games, 2013
The Night journey, Bill Viola, Game Innovation Lab, 2007
Rhythm tengoku, Nintendo SPD, 2006
Proteus, Ed Key, 2013
S.O.S, Human Entertainment, 1993
And everything started to fall, mofunzone, 2011
Lone echo, Ready At Dawn, 2017
Dead space, Visceral Games, 2008
Grow up, Ubisoft Reflections, 2016
The Majesty of colors, Gregory Weir, 2008
Red dead redemption, Rockstar San Diego, Rockstar North, 2010
Ether one, White Paper Games, 2014
Super Mario Galaxy 2, Nintendo EAD Tokyo, 2010
Boku no natsuyasumi, Millenium Kitchen, 2000
Don’t shit your pants, Teddy & Kenny Lee, 2009
Earth & beyond, Westwood Studios, 2002
FTL: Faster than light, Subset Games, 2012
Flow, thatgamecompany, 2006
Scale, Steve Swink, CubeHeart Games, –

Don’t starve together, Klei Entertainment, 2016
Debt, James Marcione, 1996-1998
Animal crossing: City folk, Nintedo EAD 2, 2008
Dino run, PixelJam Games, Xgen Studios, 2008
Little king’s story, Cing, Town Factory, 2009
Papers, please, 3909, 2013
Eve online, CCP, 2003 (Project discovery)
Cookie Clicker, Orteil, 2013
Qix, Taito, 1981
Spyro 2, Insomniac Games, 1999
Populous, Bullfrog, 1989
Digimon world, Bandai, Flying Tiger Development, 1999
Hohokum, Honeyslug, 2014
BCV: Battle construction vehicle, Artdink, 2000
Achievement unlocked 2, jmtb02, 2010
Shelter 2, Might & Delight, 2015
Dofus, Ankama Games, 2004
Unmanned, molleindustria, 2012
Roller coaster tycoon, MicroProse, 1999
Old man’s journey, Broken Rules, 2017
Lieve Oma, Florian Veltman, 2016
The Endless forest, Tale of Tales, 2006
AER – Memories of old, Forgotten Key, 2017
Youtube let’s player simulator 2014, Plastic Container, 2014
Minecraft, Mojang, 2011
Fallout: New Vegas, Obsidian Entertainment, 2010
Banished, Luke Hodorowicz, 2014
Evoland, Shiro Games, 2013
Adventure capitalist, Hyper Hippo Productions, 2014
Koyaanisqatsi, Godfrey Reggio, 1982
Subnautica, Unknown Worlds Entertainment, 2018
The Forest, Endnight Games, 2018
Eco, Strange Loop Games, 2018
Psychchosomnium, mirosurabu, 2011
Super Metroid, Nintendo R&D1, Intelligent Systems, 1994
Cursor*10, Nekogames, 2008
Super time force, Capybara Games, 2014
RESET, Theory Interactive –
Braid, Number One, 2009
Thomas was alone, Mike Bithell, 2012
Doshin the giant, Param, Nintendo, 1999
From Dust, Ubisoft Montpellier, Ubisoft Kiev, 2011
SimCity 3000, Maxis, 1999
Anno 2070, Related Designs, Ubisoft Blue Byte, 2011
SimIsle, Maxis, 1995
REUS, Abbey Games, 2013
Plus de choses, non, Je brûle, 2014
Dark soul ace 2, Monsieur Pétrole, 2010
Oh… Sir! The Insult simulator, Vile Monarch, 2016
The Game of life, John Horton Conway, 1970
Castlevania: Symphony of the night, Konami CE Tokyo, 1997
Les Shadoks: La Promenade, Bidulus Rex, Microfolie’s, 1997
Lemmings, DMA Design, 1991
Ant nation, Konami, Kou You Sha, Art Co., 2009
Odama, Vivarium, 2006

The Unfinished swan, Giant Sparrow, 2012
Wolfenstein 3D, id Software, 1991
Endonesia, Vanpool, 2001
Godling, Solfar, –
Garage: Bad dream adventure, KINOTROPE, 1999
Firewatch, Campo Santo, 2016
The Dark eye, Inscape, 1995
Everything, David OReilly, 2017
Eidolon, Ice Water Games, 2014
Rescue shot, Now Production, 2000
Tokyo insect Zoo, Pierrot, 1996
Two interviewees, Mauro Vanetti, 2016
She might think, Mayhow, Ludivine BTX, 2015
Endless Ocean, Arika, 2007
Her story, Sam Barlow, 2015
I wanna be the flash game, musicinmotion, 2011
Another code, Cing, 2005
Antichamber, Alexander Bruce, 2013
Another world, Delphine Software, 1991
Loved, Alex Ocias, 2010
Obsidian, Rocket Science Games, 1996
Brain age, Nintendo SPD, 2005 (TAS: micro500 et xy2)
Super Mario 64, Nintendo EAD, 1996 (TAS: Kyman, sonicpacker, Nahoc, Moltov et SilentSlayers)
Portal 2, Valve, 2011
Half-Life, Valve, 1998 (TAS: quadrazid, crash fort coolkid, pineapple, YaLTeR, Spider-Waffle, FELi)
Quake Live, id Software, 2007
Worlds Chat, Worlds, 1995
Avatara, 536 Productions, 2003 (Onlive Traveler, Digital Space, 1996)
Elite, David Braben, Ian Bell, 1984
Crypt underworld, Lily Zone, Zoe Sparks, Brenda Neotenomie, –
Debt ski, Persuasive Games, 2009
Spore, Maxis, 2008
Fort McMoney, David Dufresne, 2013
Lose/Lose, Zach Gage, 2009
Red barrel, PsEuDoLeSs1, 2013-
L’intéractivité dans les oeuvres d’art au XXe, avec Victor Martin, Isabelle Arvers,
Margherita Balzerani et Charley Lebarbier, NESBlog & 3hitcombo, 2014
Horizon zero dawn, Guerilla Games, 2017
Hair nah, Momo Pixel, 2017
The Last night, Odd Tales, –
Hieronytris, Pedro Paiva, 2017
The Soprano, David Chase, 1999-2007

The Legend of Zelda: Majora’s mask, Nintendo EAD, 2000
The Legend of Zelda: Link’s awakening, Nintendo EAD, 1993
LSD: Dream emulator, Asmik Ace Entertainment, 1998
Metroid prime, Retro Studios, Nintendo, 2003
Metal gear solid 3: Snake eater, Konami CE Japan, Kojima Productions, Bluepoint Games, 2004
Pathologic, Ice-pick Lodge, 2006
Mulholland drive, David Lynch, 2001
Eyes wide shut, Stanley Kubrick, 1999
Push me pull you, House House, 2016
Towlr, Sykhronics Entertainment, 2010
Crash team racing, Naughty Dog, 1999
The witness, Thekla, 2016
War and peace, Stephane Bura, 2010
Hylics, Mason Lindroth, 2015
Amazing maze, Midway, 1976
Mountain, David OReilly, 2014
Web wars, GCE, 1983
Botanicula, Amanita Design, 2012
Cloud, Jenova Chen, Stephen Dinehart, Kellee Santiago,
Vincent Diamante, Aaron Meyers, Erik Nelson, Glenn Song, 2005
Kaze no notam, Artdink, 1997
Kentucky route zero, Cardboard Computer, 2013-
Mizzurna falls, Human Entertainment, 1998
David Lynch: Ne me regardez pas, Guy Girard, 1993

Clara Nunes – Tristeza pé no chão
Lisa Gerrard – In Exile
Nara Leão – Atras do trio electrico
Baden Powell & Quarteto em cy – Canto de ossanha
Toru Takemitsu – 夏の妹
Chiemi Eri – 佐渡おけさ
Marju Kuut & Uno Loop – So tantsi Samba
Groceries store – s o f t drinks
Arthur Verocai – O Mapa
Haruomi Hosono – ミコノスの花嫁
Sergio Mendes & Brasil ’66 – Constant Rain
Delia Derbyshire – Bach’s Air
Jean-Jacques Perrey – Nola
Raymond Scott – Tin Soldier
Gaya – Лучше нету того цвету
Flora Purim – Casa Forte
John Coltrane – Stardust
Cartola – Preciso me encontrar
Chico Buarque – Meu caro amigo
Suburban Lawns – Janitor
Shiro Sagisu – Who Will know (Shin Godzilla OST)
Ace of Cups – Simplicity
Caetano Veloso – Alegria, Alegria
Gilberto Gil – Palco
Water Melon Group – On a clear day
Mario Lanza – Arrivederci Roma
Anniki Tähti – Muistatko Monrepos
Marisa Monte – Dança de solidão
Manduka – De un extanjero
Ney Matogrosso – Tico Tico no fuba
Nara Leão – Maria Moita
O Terço – Ponto Final
Toquinho, Vinicius e Marília Medalha – Tarde em Itapoã
Kadriko – Song Of St. Katherine & Dream’s Servants
Les VRP – La misère des voix vulgaires (Instrumentale)
Nmesh and t e l e p a t h テレパシー能力者 – 心痛を受け入れます
Linda Tillery – Freedom Time
Carlos d’Alessia – India Song
Tetsuya Watari – 東京流れ者
Takaaki Terahara (J.A Caesar) -人力飛行機の為の演説草案
Chico Buarque – Roda Viva
Tania Maria – Ça c’est bon
Chico Buarque – Umas e outras
Taeko Ōnuki – ディケイド・ナイト
Bernard Lubat – Ballade pour Yasmina
The Raincoats – In love
Maxine Feldman – Angry at this
Geraldo Flach & Zé Flávio – Fantasia sobre O Guarani
Maher Shalal Hash Baz – First Songs
Dr John – Creole Moon
Rad Magma – Electric Sheep
The Marvelettes – The Hunter gets captured by the Game
Donald Byrd – Cristo Redentor
Baden Powell & Quarteto em cy – Tempo de Amor
Angelo Badalamenti – Dark Space Low
Angelo Badalamenti – Dance of the Dream man

Eyes Wide Shut & Mulholland Drive – Éprouver le réel et en tirer le rêve

Précédents

En 1977 sortait Eraserhead, le premier long métrage de David Lynch et l’un des films préférés de Stanley Kubrick. Déjà, il était question d’un rêve aux frontières floues qui était l’occasion d’une fuite et qui répondait à une angoisse. Déjà, le personnage était un peu écrasé et impuissant. Déjà, il se bricolait naturellement sa petite fantaisie dans un environnement qui avait lui-même été modelé en une immense chimère. Et l’on trouvait là-dedans quelque chose qui vivait très fort et qui permettait le chaos.

Un peu plus tard, Eyes Wide Shut est le dernier film de Kubrick. Il est de 99 et on n’est pas tout à fait certain qu’il soit fini.¹ Il est adapté d’une nouvelle de Schnitzler, Traumnovelle, soit La Nouvelle rêvée. L’adaptation est plutôt fidèle, l’un des principaux écarts en dehors de l’actualisation et du changement des noms étant l’arrivée de petites fausses explications troublantes apportées à la fin par le personnage de Ziegler, et peut-être aussi une présence plus marquée de l’argent dans le film. Mulholland Drive, de son côté, était un pilote de série tourné en 99, qui n’a pas tout de suite abouti et dont le statut est resté incertain jusqu’à ce qu’il soit décidé qu’on en ferait un film.

Les scènes manquantes sont tournées en 2000 et il faut à cette occasion ramasser et rassembler une longue série d’ouvertures et de personnages qui avaient été conçus pour être plus longuement développés. On peut encore noter que c’est la dernière performance d’Ann Miller, que Badalamenti joue un rôle comique en plus de faire la musique, que deux personnes différentes sont le cowboy, que Laura Haring a eu un accident de voiture en se rendant aux auditions et que Badalamenti est vraiment très, très drôle.

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Problématisation de l’espace

Dans chacun de ces films, les personnages principaux sont en mouvement. Ils choisissent d’entreprendre, d’encourager, de poursuivre ce mouvement mais ils n’ont pas de contrôle sur lui et ne peuvent que s’y abandonner. Dès la scène de bal dans eyes wide shut, Bill et Alice sont embarqués dans des parodies de séduction guerrière. Alice est ivre, Bill est hagard, tous deux se laissent porter passivement avant d’être réveillés par d’autres sommeils : le travail et la vie conjugale. C’est à l’occasion de cette scène annonciatrice que Bill, en se permettant de demander où on le mène, mettra en marche l’un des motifs les plus marquants du film : une allusion presque candide au Magicien d’Oz qui deviendra le fil conducteur de son parcours naïf à travers le pays des rêves.² On ne lui donne que la moitié d’une réponse, « là où finit l’arc-en-ciel. », et il se laissera emporter à partir de là par un ravissant tourbillon de couleurs qui monte et qui descend.

Même embrouille dans la scène d’accident qui rouvre Mulholland Drive : Laura Haring est conduite à travers la Mulholland Drive, sa destination change, sa destination re-change, elle n’a jamais l’occasion de comprendre mais elle continue pourtant d’avancer, désorientée et déterminée, chancelante et infatigable. De la même façon, tous ces personnages seront toujours un peu impuissants et un peu empêchés. Rita est amnésique et léthargique, Betty est plongée dans un milieu confus auquel elle est étrangère, Bill Harford et Adam Kesher se heurtent chacun de leur côté à des volontés plus fortes qu’eux. A partir d’un certain point, aucun d’eux ne sait où il va, ni comment il y va. Ce qui définit avant tout ces personnages et ce qui motive leur action, c’est une forme de manque qui laisse une grande place au contexte changeant dans lequel ils se cherchent. Ils ne sont pas seulement confrontés à un environnement problématique, mais parce qu’ils sont en demande vis-à-vis de cet environnement, ils portent en eux-même la problématique muette qui permet de le questionner et de le ressentir.³

Oppressions 1 : Mise en scène intradiégétique

Et ce qui se ressent très vite dans la vastitude écrasante de ce Los Angeles et dans le jeu de portes ouvertes et fermées de ce New York, c’est la superposition des couches de pouvoir. Une chaîne d’appels téléphoniques sera l’occasion de multiplier les intermédiaires entre la puissance fantasmée et impénétrable d’un côté et la contrainte parfaitement déterminée de l’autre.⁴ Et on ne sait d’abord pas sur qui s’exerce cette contrainte: elle semble globale. Plus tard, lors d’une réception cruciale qui participera à rassembler les fragments éclatés du récit et à donner à chaque personnage une nouvelle place, la façon dont ceux-ci trinqueront sera un nouveau rappel de cette chaîne d’intermédiaires, de l’humiliation qu’elle constitue et de la domination dont elle est la marque.

Alors que dans Mulholland Drive, ces couches de pouvoir semblent dépasser le contour des classes sociales, elles les épousent toujours parfaitement dans Eyes Wide Shut. Par exemple le seul repère de Bill Harford à la soirée mondaine au début du film sera le pianiste, qui comme lui est d’une classe sociale inférieure à celle des invités et qui, comme lui, n’est pas tant un invité qu’un employé. C’est ce même personnage qui sera son contact et qui permettra son intrusion « par accident » dans un milieu qui devait lui être inaccessible.⁵ Hors accident, la frontière n’est pas perméable. Une lecture superficielle du code couleur bleu et rouge développé tout au long du film voudrait d’ailleurs qu’il marque une opposition intérieur/extérieur appliquée d’abord très concrètement à l’espace puis appliquée à la classe dominante.

La pression appuyée par ce pouvoir s’exerce en particulier sur les femmes: elles sont dans Mulholland Drive l’objet d’une sélection apparemment arbitraire. Leur succès ou leur insuccès se jouent dans des échanges n’impliquant que des hommes et sur lesquels elles n’ont pas prise. L’absurde violence de ce système est d’ailleurs mise en parallèle avec la demande d’assassinat, à travers la formule « this is the girl ». Ici, dans la pratique du rêve Hollywoodien, la méritocratie est un écran de fumée dissimulant un fonctionnement autre. Et cette illusion entretenue est une forme de reproduction de classe puisque les dominées, celles qui doivent ignorer les véritables règles du jeu, ne pourront pas jouer ou devront faire semblant. La projection de la couleur rose, concentrée sur le personnage de Betty, marque un fort contraste entre une forme d’enthousiasme aveugle, l’entretien d’une illusion candide, notamment vis-à vis d’Hollywood, et les manifestations les plus sombres, glauques et verdâtres du Los Angeles profond qui envahiront tout à fait l’univers de Diane Selwyn. Ce contraste est par extension celui qui oppose d’une part les attentes, liées en grande partie à son genre, que Diane Selwyn aurait dû satisfaire pour ne pas se trouver rejetée, et d’autre part l’horreur et le néant que devaient recouvrir et dissimuler ces contraintes.

Sur ce point, Mulholland Drive mêle presque naturellement à l’impuissance contrainte de ses figures principales le motif discret de la prostitution, qui se présente comme le point de jonction entre l’exigence de candeur et la nature secrète et crasse de cette exigence. Il est omniprésent dans Eyes Wide Shut où la plupart des personnages féminins présents, et donc des personnages féminins que le pouvoir demande et fabrique, sont des prostituées. Parfaitement objectivées, elles sont réduites à des corps sélectionnés pour être identiques. Et chacun de ces personnages féminins, prostituée ou non, est victime de la contrainte. Même la position d’Alice, qui n’a plus de travail rémunéré et qui emploie son quotidien à gérer la sexualité de son couple, à soigner son apparence et à transmettre à sa fille la connaissance consciencieuse et nécessaire de ces mêmes soins évoque une forme du mariage petit-bourgeois qui se distingue peu d’une prostitution domestique.⁶

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Oppressions 2 : Image contrainte et frontière opaque

Toujours silencieux et impénétrable, le pouvoir n’est ici reconnaissable que quand il entre en réaction, quand en dépassant une limite imposée secrètement par lui, on s’y confronte. S’il est senti, par transparence, en creux, s’il est deviné, il n’est pourtant jamais montré ou compris ni par le personnage ni par la conscience spectatrice qui sur ce point se rejoignent. Sa volonté se limite le plus souvent à ne pas afficher sa volonté, à en garder le secret comme ultime marque de domination. Et ce secret peut former, comme le suggère l’absence de second mot de passe au manoir Somerton, un trompe l’œil dissimulant un vide, encourageant une imagination qui comblera les faiblesses du pouvoir. C’est de là que naît la tentation de faire correspondre cette autorité-là avec des formes fantasmées d’autorité pure, et que se manifeste la peur des sociétés secrètes. A cet égard l’attitude incertaine et défensive de Ziegler en fin de film est ambivalente : elle donne l’image d’une classe supérieure dépassée, peu sûre d’elle, mais encourage également à supposer une nouvelle échelle de hiérarchie au-dessus de ce sommet ainsi diminué. Ziegler parle, certes, mais son argument d’intimidation est un demi-silence : je n’donnerai pas les noms. Il y en a de très beaux.

Le droit à cette confortable dissimulation, et donc à l’anonymat, est considéré ici comme un privilège de classe. Les personnages sur lesquels se focalise la trame n’en jouissent pas, leurs actions sont suivies et connues aussi bien par les autres personnages que par la conscience spectatrice. Et l’on insiste toujours sur le fait qu’ils ne peuvent pas se cacher. Ce point est d’ailleurs l’objet d’une humiliation par laquelle Bill est puni pour avoir vu ce qu’il ne devait pas voir : il doit en retour se dévoiler. La présence totale de ce pouvoir permet sa comparaison avec celui du cinéma : il peut montrer et cacher, séduire et mentir. Et il n’y a que ses représentants qui pourront mettre en doute le déterminisme dont ils sont les agents⁷ (Tu es libre, libre de faire ce qui est bien, donc tu vas faire le bien).

Le regard liant

Face à ce secret, qui construit autour de l’arbitraire froid une série d’incertitudes laissant croire à la possibilité d’un sens, le public est mobilisé. L’anticipation de ses états, de ses passives réflexions trop débordées par la trame pour aboutir est l’un des moteurs de ces films. La localisation de Mulholland Drive est d’ailleurs révélatrice : elle offre un regard surplombant, vertigineux et donc la possibilité d’une vue d’ensemble, mais elle rend impossible le discernement du détail, qui se noie dans une masse superbe, cohérente, mais trop complexe.⁸ Ce second plan inatteignable dans lequel se concentre toute la ville n’est pas atteint par la lumière des gyrophares, il échappe ainsi autant à la justice qu’à la vision et l’on ne peut qu’imaginer. La place des deux enquêteurs impuissants est très proche de celle des spectateurs, et ils auraient d’ailleurs dû être les personnages principaux de la série Mulholland Drive. Cette position sera rappelée plus tard quand Betty et Rita mèneront leur propre enquête, et sera enfin complétée lorsqu’elles ne s’assiéront qu’après le début du spectacle au Silencio, arrivant en retard à une représentation qui pourtant les attendait.

En entendant, quelques scènes plus tard, des personnages inconnus s’amuser d’un accident de voiture, les consciences confrontées au film ne pourront qu’établir le lien, lien qui s’avérera plus tard n’être pas dénué de sens. Cette liaison nécessaire qu’établit le public, et sa tentative consciente ou non de fabrication d’un sens [ou dans le cas Mulholland Drive, d’une trame], contribue à la construction du film, de son unité et de ses effets. Des éléments que nous retrouverons ça-et-là et qui témoignent d’une attention particulière au détail seront l’occasion d’un jeu de piste invitant à adopter face au film une position active.⁹ Comme le personnage, la conscience spectatrice fait ici office de lien entre des situations et des thèmes parfois isolés qui ne se rencontrent que par le sentiment ou la réflexion.

Dans ce contexte où, comme nous l’avons vu, le pouvoir se manifeste par la connaissance et où impuissance et ignorance se rejoignent, inviter le public à faire un travail de reconstitution et de compréhension, c’est l’enjoindre à abandonner une posture de dominé et de simple récepteur à qui l’on fournirait une œuvre autonome, terminée, qui ne serait pas elle-même dépendante de son public. Son regard doit s’accompagner d’une participation, d’une mobilisation totale.

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Mises en abyme 1 : Décalage de crédulité

Ce processus de responsabilisation de la personne spectatrice s’accompagne du dévoilement, ou du moins de l’évocation constante des artifices cinématographiques. La mise en abîme, évidente dans Mulholland Drive, peut aussi se lire dans Eyes Wide Shut, notamment à travers l’aspect toujours faussement superficiel de la mise en scène, du décor, du jeu : travaillant et mesurant leurs répliques toujours parfaitement contrôlées mais séparées par de longs silences, les personnages semblent travailler sur leur texte, chercher longtemps une intention qui ne leur vient pas naturellement. Cette sorte de répétition est menée dans des décors qui sont comme conçus pour elle, qui attendent les acteurs. Elle est sans cesse interrompue par des sonneries menant artificiellement d’une scène à l’autre, elle est intercalée de plans d’extérieur absolument ridicules et elle s’accompagne de l’annonce systématique par Cruise du nom de son personnage qui doit, comme il le dit, faire acte de présence. La musique d’introduction dont on suppose d’abord qu’elle est plaquée sur la situation comme pour signifier une luxueuse hubris s’avère en fait être intradiégétique, choisie par les personnages coupables qui construisent eux-même leur excessive mise en scène.

Ce point marque toujours un contraste avec la posture très discrète et naturaliste de la caméra, son format évoquant l’image neutre du documentaire et son apparente absence d’artifice qui constitue, précisément, un artifice troublant. La crédulité de la conscience spectatrice se trouve alors décalée ; le filtre de la caméra se fait discret mais c’est à l’échelle de la diégèse que les situations semblent jouées. On croit aux personnages mais pas à leur comportement. Et le choix de Sydney Pollack, réalisateur reconnaissable, pour orchestrer une réception et se faire ordonnateur des rapports sociaux, n’est probablement pas innocent. D’une façon semblable, la confusion entre les strates de jeu, palpable lorsque Betty et Rita répètent, se trouble tout à fait lorsque cette scène est jouée pour la seconde fois. Le fait que nous la reconnaissions mais qu’elle nous soit présentée d’une façon tout à fait différente, teintée d’une intention et d’une dimension qui avaient pu nous échapper, installe une inquiétante étrangeté profondément déconcertante. Ce précédent mécanisme concerne aussi bien la scène en elle-même que le personnage de Naomi Watts. Le fait que nous la reconnaissions mais qu’elle nous soit présentée d’une façon tout à fait différente, teintée d’une intention et d’une dimension qui avaient pu nous échapper, installe une inquiétante étrangeté profondément déconcertante. L’attitude trop rassurante des personnages entourant l’audition ne peut rappeler dans ce film que celles de Betty ou de ceux qui semblent être ses grands-parents, et l’ambivalence troublante de cette attitude, ici tout de suite marquée, n’est pas sans lien avec l’ambivalence tragique de Diane.

Mises en abyme 2 : Strates de dissimulation

L’insistance visant ici les artifices de cinéma et l’aspect doublement troublé du discours contribue d’une part à dessiner dans Mulholland Drive un drame humain derrière la production cinématographique, quelque chose qui est en apparence détaché de l’œuvre finale mais qui accompagne nécessairement sa construction. D’autre part, elle révèle puis explore la présence constante d’artifices et d’échelles de jeu dans la réalité globale des rapports humains. C’est la totalité de ces rapports qui est le lieu d’un jeu théâtral, d’une dissociation insoluble, d’une sophistication vaine.¹⁰ Ainsi, il n’y a que sous l’influence de la drogue ou du rêve¹¹ que les personnages essaieront de creuser au-delà des paroles, de les questionner systématiquement. Le mensonge est toujours présent en creux même quand la vérité est dite, ne serait-ce que parce que visuellement Alice est entourée d’objets servant ou pouvant servir à la dissimulation. (rideaux, tiroirs…) Nous sommes donc amenés à imiter et à comprendre la méfiance des personnages, leur attitude farouchement défensive. Alice réagira par une distanciation violente, ne pourra retenir son rire terrible à l’approche du fond banal et simplet de cet échange, fond qui semble inacceptable. Il est particulièrement signifiant que la drogue menant à cette recherche avortée soit cachée dans les médicaments eux-même cachés derrière le miroir. Ainsi la démarche du questionnement est deux fois montrée, comme l’est chaque aspect de ces films.

Par exemple, la réception chez les Ziegler est dédoublée, et ne prend totalement sens qu’à travers cette répétition. Les masques qui se portent à l’orgie du manoir Somerton et qui sont tout à fait distincts les uns des autres ne servent absolument pas à construire une uniformité ou un anonymat libérateur, ils sont au contraire des identités modelées, marquées par des émotions qui les définissent tout entiers, et ils sont en ce sens parfaitement opposables aux masques convenus qui étaient le costume obligatoire de l’autre réception, celle qui n’était pas secrète, où le paraître et le rituel étaient plus cruciaux et plus codifiés encore. Ces deux occasions, comme chaque scène, lieu, contexte où se joue un simulacre de chaleur, de sensualité, de proximité ou d’intimité, se noient dans le rouge tandis que les arrière-salles, les salles-de-bain ou les extérieurs qui sont les coulisses désinvestis de cette mascarade sont figés dans un déni bleu. Ce point ne contredit pas la lecture précédente de ce code couleur : la rue et la morgue sont bien extérieures au milieu social favorisé, et ses salles-de-bain en sont le revers, la part de son système qu’il tait et rejette.

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Points de courbure et de rencontre des récits parallèles

C’est ce dédoublement et cette remise en cause d’une part fausse qui donneront lieu dans chacun de ces films à un renversement. Et cet entrelacs ambigu de réalités était à chaque fois annoncé dès la première seconde. Mulholland Drive s’ouvrait et se fermait avant même son générique sur corbillard, faisait la nuit avant le crépuscule, montrant le rêve avant l’évanouissement et jouant à l’envers et à l’avance une autre forme de sa scène finale. Eyes Wide Shut séparait par un instant de flottement vide deux visions distinctes d’une dressing room identique, meublée et éclairée différemment, occupée tantôt par Alice nue et par Bill habillé. Cette salle doublée par un miroir, encadrée par deux rideaux, quatre colonnes, et où se superposent deux raquettes jointes amorçant déjà l’échange constant entre bleu et rouge est l’annonce précoce d’une duplicité, d’un dédoublement global.

Ces deux films sont coupés en un point qui est une articulation, un pivot entre deux récits. Leur structure chiasmatique fait se répondre deux actes distincts qui jouent ou tentent de jouer la même action dans des conditions et des règles différentes qui mènent évidemment à un échec. Dans Eyes Wide Shut et La Nouvelle Rêvée, un partage et un mélange de points de vue entre Bill et Alice donne lieu à la rencontre effective du rêve et du réel, qui se développaient déjà tous deux en parallèle puisque les aventures de Bill s’accompagnaient de la floraison amère de son imaginaire érotique de téléfilm M6. Le rêve, lié ici à une expérience sinon vécue, au moins dite, imprime des conséquences émotionnelles très fortes sur le(s) personnage(s) tandis que le réel, jamais dit, dont la conscience spectatrice a partagé avec Bill la perception mais dont on peut et doit toujours douter, semble parfaitement annulé. Il est défait, englouti par ce récit du rêve qui succède au récit cinématographique de l’action. Cette « réalité » que Bill tentera de reconstituer pendant toute la seconde moitié du film demeurera irrattrapable, bien que ses traces soient toujours présentes. Les décors ne sont pas encore remballés mais l’action est déjà jouée.

Dans Mulholland Drive, de la même façon, Betty disparaît, remplacée par par une suspension d’illusion et de crédulité qui cause l’effondrement difficile du rêve. Rita, adoptant le langage du playback tout juste entendu, met alors en évidence son statut d’écho, de double. Comme au Silencio, tout est enregistré et n’est qu’une répétition par-dessus laquelle se rapporte une part de jeu. Ce constat entraînera la dissolution d’un récit et le début d’un autre. C’est donc l’aboutissement ambigu d’une quête de mémoire qui mène à une autre part d’histoire, qu’on ne peut situer avec certitude ni avant ni après la première, qui lui correspond sans pouvoir s’y rapporter, qui s’y mêle et semble parfois se dérouler dans le même temps. Elles sont deux réalisations d’une même chose, dont on peut croire que l’une est rêvée et l’autre vécue, que l’une engendre l’autre, ou très simplement qu’elles sont à elles deux la moyenne, la restitution décomposée d’un réel à la duplicité trop marquée pour être dit d’un seul bloc.

Répétition et perte

Le parcours des personnages, analogue à celui de la conscience spectatrice, constituera ainsi une quête double; si la trame suggère une quête de suite, d’action, de réalisation, la narration dénonce au contraire une quête de passé, de sens et de représentation. Lors de sa seconde visite chez Domino, Bill rejoue avec sa colocataire une scène semblable à la première. Elle aussi s’articule autour d’une rupture de ton qui s’accompagne cette fois de la disparition d’une lumière éblouissante, malvenue, un défaut de l’image qui accompagnait la réalisation illusoire et impossible de cette scène. Cette rupture est causée par l’irruption d’une mémoire, et d’une conscience face aux conséquences de cette prostitution¹² dont Bill a été, malgré tout, un client.¹³ Il est donc, ici comme ailleurs, confronté aux conséquences persistantes de ses actions passées, dont la réalité est ainsi éprouvée. Mais il est incapable de rencontrer à nouveau cette réalité fugitive qui, contrairement à ses pensées ou à ses représentations, s’est mue, s’est dédoublée, n’a laissé derrière elle que des rappels et des simulacres. Comme dans Mulholland Drive, ce passé que l’on ne retrouve pas, après lequel on court, est une clé sans serrure. Sans une violente séparation de cet enregistrement et de ce qui se joue après et par-dessus lui, il est insuffisant, dépourvu de sens comme de fonction, il ne correspond à rien et constitue un paradoxe.

De même que le personnage de Rita se construit autour de l’actrice de légende, figure évocatrice pour l’auteur comme pour le public, les personnages de chacune des deux facettes de Mulholland Drive se définissent en réponse à leur pendant dans l’autre partie, et donc à un souvenir. La lecture la plus commune veut que la première partie soit une reconstruction par Diane de la seconde, dont elle se souvient et qu’elle remodèle. Mais du point de vue du public, c’est la première partie qui est un souvenir quand il aborde l’autre, et les statuts de ces deux réalités se trouvent mêlés et inversés. C’est l’identification d’une partie comme fausse et la remise en cause de ce qu’il a perçu qui permettront à la conscience spectatrice de se constituer un peu artificiellement une compréhension rationnelle de la trame.

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Réels possibles

La conjugaison toujours problématisée de ces valeurs qui s’opposent : récit et narration, acte et représentation, généalogie et avant-garde, est très courante chez Lynch. Et plus globalement elle est la position nécessaire de la représentation et des arts. Par des jeux d’absences et de disparitions, ces films soulignent, en créant des manques dans l’esprit qui se confronte au film, la réalité de ces deux formes d’incomplétude qui se répondent. La quête présente reviendra à éprouver des éléments passés, et donc soit à reconstituer une diégèse après qu’elle ait été épuisée, soit à la résoudre. Ce paradoxe est une fois encore une mise en abîme et une exploration des problématiques auxquelles se confronte le conteur ou de celles qui caractérisent un cinéma qui a déjà derrière lui une histoire. Mais il s’agit également d’une identification de faiblesses dans le réel et dans sa perception, faiblesses qui sont à l’origine des contraintes de représentation justement remises en cause dans Mulholland Drive: la continuité, l’unité des personnages, la nécessité d’expliquer chaque état.

Plus simplement encore, il n’hésite pas à enchaîner deux chansons complètes en playback pour confronter deux faces du même exercice, du même rôle, l’une séduisante, rassurante, réjouissante, et l’autre absolument glaçante d’étrangeté, de froideur et d’isolement. Il s’agit à chaque fois, en jouant avec des règles formelles et avec les illusions qu’elles permettent et défendent, d’accéder à une forme plus complète de réel. Ainsi, en opposant plusieurs réalisations d’un même personnage pour pouvoir le construire, Lynch fait un usage particulier du temps pour combler le manque qui était celui de nos personnages principaux et signifier leur insuffisance, mais aussi pour appuyer l’aspect indéfini des identités et des objets. Il expose les formes irréalisées de chacune d’entre elles, les convoque pour tenter d’en explorer l’ambivalence. Par exemple, la Mulholland Drive mène par la même voie d’abord à une descente, à une errance, puis à une élévation présentée comme « un raccourci ». Elle reste un chemin, une échelle sociale dont le passage est toujours secret, transgressif et mystique, mais elle est ici chargée de deux valeurs différentes. Ainsi, un même élément demande au moins une lecture double. La réalité ressentie comme complète est celle qui comprend l’irréalisé, qui s’associe à ce qui n’a pas été, à laquelle répond l’irréel et qui entre en communication avec lui.

Réel élu

Ce dernier point met en relief, entre autres, la vaine injustice de l’opposition succès/échec, qui participe à une absurdité générale toujours non-dite, mal acceptée. Le refus de cette absurdité est la cause d’une gigantesque mise en scène, de l’invention constante d’un réel rationnel qui a pour objet de se la dissimuler. Deux des points de tension communs à ces œuvres sont précisément cette invention qui demeure intraçable, sans agent, et le point où ce réel fabriqué est éprouvé, où l’on se confronte à ses limites. Cette simulation s’observe le plus facilement dans les jeux de distanciation et d’inconsommation marquée que développent les personnages au pouvoir. D’autant plus élevés qu’ils s’éloignent du concret, dans une sorte de vision idéaliste permettant d’échapper à l’absurde trivial, ils jouissent par représentation. Leur sophistication est la marque de leur situation sociale. Elle est, dans La Nouvelle rêvée et dans Eyes Wide Shut, celle d’une décadence.

Les personnages principaux, eux, reproduisent à l’inverse cette mise en scène. Ils s’investissent physiquement dans des rapports sexuels qui figurent une union jamais réalisée, ou qui ne se réalise qu’à travers le rêve. Et cette union fantasmée peut d’ailleurs être lue comme la réunion d’un seul et même personnage. La scène de masturbation constitue d’ailleurs l’image inverse, l’autre forme, le reflet de cette action. Cette limitation à un seul personnage insuffisant constitue la contraction de la scène précédente, sa mise en échec. Et cette contraction produit une laideur parfaitement opposée à l’union qui pourtant lui correspondait. Cette union faisait justement suite à la découverte terrible de ce corps unique, tué par son unité, elle répondait paradoxalement à l’effroi qu’avait produit cet isolement, elle était la tentative d’une unification autre. Ainsi ces deux figures superposées, dédoublées, pourront être profondément secouées au Silencio par un spectacle dont elles savent qu’il est comme elles une réminiscence, qu’ils n’est pas un original. Et l’on en reviendra, comme au Somerton, à une forme d’autocontemplation.

Dans Eyes Wide Shut, le fait que Bill soit reconnu et observé rend même compte d’un voyeurisme à tiroirs : ceux qui n’agissent pas ont aussi leur place dans ces tableaux fixes, l’élément le plus notoire de la représentation est la foule des spectateurs, et c’est bien ce public qui, finalement, se regarde lui-même. Le dialogue final avec Ziegler présentera effectivement l’événement comme une série de regards échangés et d’intérêts portés plutôt à l’identité des spectateurs qu’à la nature du spectacle. Cet état de constant recul et de distanciation fausse s’étend jusqu’à occuper totalement la vision de Ziegler, pour qui la mascarade comprend et dépasse la mort terrible d’un personnage.

Par contamination, ce réel fantasmé s’étend à toute la diégèse. Et ses limites ne sont éprouvées que lorsque des personnages n’y trouvent pas leur place, la quittent. Ils y seront toujours d’une certaine façon remplacés par un double. Leur mouvement apparemment indéfini et dont ils n’étaient pas maîtres s’explique alors ainsi : allant toujours à la rencontre du point-limite de cette illusion globale, ils ont d’abord été emportés, happés par sa vertigineuse infinité, puis ils se sont pourtant heurté à sa frontière familière, faite comme un miroir qui agrandissait considérablement la pièce et faisait très bien dans le hall d’entrée. Ils constituaient donc une tentative ininterrompue de basculement, de dépassement du réel décadent, et ont ainsi servi au questionnement de ses limites.

En ce sens, la figure de Dan le rêveur du Winkie’s, qui modèle son environnement en en décrivant la copie et qui donne chair au rêve en le formulant, peut à la fois être vue comme une prise de pouvoir sur le réel qui permettrait d’en dévoiler le revers irrationnel, ou comme une tentative manquée d’échapper à un réel unique mais présenté sous différentes formes. Ce n’est pas un problème qui appelle UNE réponse, et ces deux là, déjà, même en restant incompatibles, se répondent tout de même.

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Aveu d’impuissance

L’utilisation du paradoxe vise à mener la pensée à sa limite. Ce que nous disent l’indéfini et l’impossible dans Mulholland Drive, c’est que l’intellect n’est pas suffisant. Et les nombreuses théories formant des lectures du film, bien qu’elles soient des tentatives d’intellectualisation, confirment par leur diversité que tout se joue dans la réception et surtout que quelque chose de changeant, qui échappe à la conscience nette et qui vit à la fois au dedans et en dehors du  film, oriente toutes ces lectures et les gouverne. Les réels travaux d’exploration de Lynch et de Kubrick, même s’ils ne convergent pas toujours et ne produisent pas les mêmes effets, concernent tous deux cette part d’irrationnel, l’échec de la croyance teintée de déni qui voudrait que l’intelligence soit omnipotente, que l’humain ait pu se faire maître de lui-même et de son environnement grâce à celle-ci. Leur principale différence de fond tient peut-être à la valeur que revêt chez eux cet aspect. Il ressemble chez Kubrick à une fatalité vertigineuse menant toujours à l’effondrement de ce qui est construit, et il correspondrait plutôt chez Lynch à une réelle part vivante de l’existence, qui en serait le moteur et la source.¹⁴ Cette divergence peut aider à expliquer et à définir les différences formelles importantes de leurs approches : La fatalité donne à Kubrick la longue gravité froide de ses glissements vers la folie: son solide équilibre est fait pour être renversé, alors qu’une flamme toute-puissante vient troubler chez Lynch la trame et la forme, s’y fond et les trouble mais surtout, les rapproche aussi bien de la racine simple que de la mysticité nue.

Dans ces films, des formes de fausses réponses, des jeux symboliques dont la valeur reste incertaine participent à la construction d’un vain langage, d’un trompe-l’œil sans cesse superposé à la trame. L’attention du public, imitant celle que montre le personnage, est suffisamment troublée par ces effets et ces artifices laissant deviner une profondeur pour qu’il n’embrasse pas la simplicité, ou en tout cas la familiarité des problématiques soulevées, pour qu’il ne s’en satisfasse pas, pour qu’il la néglige. Il est possible que tout ce qu’il y ait de profondeur en ces œuvres se concentre dans l’inextricable complexité banale qui enveloppe et recouvre les idées, les sentiments, les malaises les plus simples. Qu’elle prenne dans Eyes Wide Shut la forme d’une sophistication artificielle que le film décompose ou celle d’une richesse mystique dépassant l’intelligence dans Mulholland Drive, c’est cette superposition de langage dont la valeur symbolique est secondaire, c’est l’enfer des trames brouillées et des narrations floues qui retranscrivent et reproduisent la perception confuse, l’anxiété du doute, l’incertaine duplicité qui constituent la problématique humaine.

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Notes

 ¹ D’après son beau-frère et producteur Jan Harlan, il aurait montré un montage final six jours avant sa mort (source). Mais il est probable, comme le souligne Todd Field (dans une interview pour Slash Films, interrogé par Peter Sciretta), qu’il ait continué à travailler dessus. 

 ² Une connexion entre Mulholland Drive et le Magicien d’Oz peut aussi s’établir (proposition d’analyse). 

 ³ C’est dans les longs couloirs jaunes de l’appartement de tante Ruth, figurant un recoin identitaire, familial, et son ancrage personnel dans le théâtre spatial de Los Angeles, que Betty trouve un personnage nu, trouble, vulnérable. Et c’est parce que cette femme sans nom et encore sans histoire se trouvera dépendante d’elle, d’abord à travers cet espace, qu’elles seront amenées à s’unir. 

 ⁴ Mulholland Drive utilise continuellement le téléphone. Dans la seconde partie il n’est que celui par lequel Camilla convoque Diane dans l’espace élevé où se tient le pouvoir. En réponse à cet usage-ci, la première partie se transforme en une incessante conversation téléphonique où l’appel est toujours un lien avec le pouvoir et avec le savoir. Si le personnage principal appelle, c’est une forme de transgression. S’il est appelé, une violence s’exerce. L’abat-jour rouge qui accompagne le téléphone de Diane est re-convoqué dans une vitrine pour la scène de la prostituée, pour donner forme au sentiment, à la violence ressentie autour de cette image du téléphone. 

 ⁵ Pour une lecture d’Eyes Wide Shut influencée par la sociologie : Analyse

 ⁶ Nous voulons décrire d’une part l’effacement dont est victime le personnage d’Alice, et d’autre part ce qui semble être son désengagement, et qui est souligné par sa tentation d’évasion (qui se concentre dans le rêve et le souvenir alors que Bill a l’occasion, la possibilité de s’éprouver lui-même s’il le souhaite. New York s’offre à lui et Alice ne quitte pas le foyer.). Son rêve dit une violence silencieuse, un ressentiment trop quotidien et trop naturel pour être reconnu, mais qu’elle nourrit à force d’acceptations. On ne peut pas considérer que ces personnages jouent sans conviction leur rôle social sans supposer que cette situation décrive aussi une forme de consentement arraché, de renoncement obligé qui seraient ceux d’Alice. Sur l’effacement : Meghan Murphy, sur le renoncement et le mariage : Andrea Dworkin

 ⁷ C’est ce personnage de cowboy (l’Hollywood caricaturé) qui tue/ressuscite/réveille le personnage central, distribuant ainsi les rôles inversés, actant le renversement de la trame, transformant une réalité pour produire une illusion. 

 ⁸ De même que Lynch décrivait Sailor & Lula comme «a really modern romance in a violent world – a picture about finding love in hell », sa tagline pour Mulholland Drive est « A love story in the city of dreams ». Traitant toujours ce même sujet apparemment universel, Lynch accorde une importance considérable au lieu, qui en transforme les réalisations et le fonctionnement, qui appelle un traitement autre. Il donne de belles descriptions de l’atmosphère de Los Angeles en interview. 

 ⁹ Analyse détaillée ici: Shot-by-shot

 ¹⁰ Les couples mixtes se défont après le jeu, lors de l’audition sur 16 Reasons why I love you

 ¹¹ Dans le rêve d’Alice, le rire et la terreur se confondent, et le rire accompagne la violence. Son ambivalence répond directement à celle du film coupé en deux, elle lui est identique et la contient toute entière. On y retrouve plusieurs des éléments les plus cruciaux du film : La « deserted city » qui est le lieu de l’humiliation de Bill, la terreur et la honte qui accompagnent le dévoilement et la nudité, les jeux de regards (je savais que tu me voyais) recomposant le monde social et sa violence silencieuse… Le fait que ce récit de rêve soit rappelé lors de la scène des devoirs souligne la présence sous-jacente de ces motifs et de cette violence sous l’action quotidienne et irréfléchie. Ils vivent en profondeur.

¹² Le jeu d’inconsommation des puissants, que Bill adopte le temps de sa virée nocturne, l’a protégé du VIH. Domino, forcée d’agir réellement, l’a contracté. 

 ¹³ Une pancarte visible au Sonata Cafe indique : « the customer is always wrong. » 

 ¹⁴ Dès la scène de l’accident, le feu se manifeste. Il illustre et accompagne le hasard violent, l’imprévisible, l’existence pure et ininterrompue. La fumée qu’il produit trouble déjà la vision.

Références et musiques

Boredoms, Super Are You
George Gershwin, Rhapsody in blue
Miles Davis, Walkin’
Julie London, I’d like you for Christmas
Bang on a Can, Cheating, lying, stealing
David Lynch and John Neff, City of dreams
Heroin and your Veins, In dreams I offed myself
Timber Timbre, Woman
Matt Elliott, Wedding song
John Cage, Dream
Alexandre Chatelard, La Traque
Liquid Laughter Lounge Quartet, Rock n Roll resurrection
The Kilimanjaro Darkjazz Ensemble, Bird’s lament
Roy Orbison, The Actress
Shigeru Umebayashi, Yumeji’s theme
Artie Shaw, Nightmare
Bohren & Der Club of Gore, Midnight walker
Chris Isaak, 5-15
Staff Carpenborg And The Electric Corona, P.A.R.T.Y
Ravi Shankar, Yehudi Menuhin, Sonata No. 3 In A Minor, Op.25
Philip Glass, Facades
Philip Glass, City walk
Orbital, The Box
The Flaming lips, Oh, my pregnant head
Papa Mali, Walk on guilded splinters
Eshèté, Alèayèhu & Shèbèlé’s Band, Wèdèdku Afqèrkush (I’m in love, I love you)
Lydia Lunch, Still burning
Anduin, Hands behind a curtain
Cunninlynguists ft. Kory Calico, Mic like a memory
Everly Brothers, All I have to do is dream
M83, My own strange path
Moondog, New Amsterdam
David Bowie, The voyeur of utter destruction
Jac Berrocal, Early Reflection
Chet Baker, Almost blue
Jun Miyake, Niji wa tohku
Frank Zappa, City of tiny lites
Impala, D’Lana walks at night
Jimmy Scott, Sycamore trees

Eraserhead, David Lynch, 1977
Le Chemin solitaire, Arthur Schnitzler, 1903 – tgSTAN, 2007
Eyes wide shut, Stanley Kubrick, 1999
Mulholland drive, David Lynch, 2001
Le Ventre de l’architecte, Peter Greenaway, 1987
Chinatown, Roman Polanski, 1974
De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites, Paul Newman, 1972
Inland empire, David Lynch, 2006
Lost highway, David Lynch, 1997
Sunset boulevard, Billy Wilder, 1950
Docteur Folamour, Stanley Kubrick, 1964
A History of violence, David Cronenberg, 2005
Fenêtre sur cour, Alfred Hitchcock, 1954
Goodby Dragon-Inn, Tsai Ming-liang, 2003
Dogville, Lars Von Trier, 2003
Perfect blue, Satoshi Kon, 1999
La Cérémonie, Nagisa Oshima, 1971
Arizona dream, Emir Kusturica, 1993
Les Biches, Claude Chabrol, 1968
Kentucky route zero, Cardboard Computer, 2013
Mon Oncle, Jacques Tati, 1958
Roma, Frederico Fellini, 1972
Persona, Ingmar Bergman, 1966
La Ronde, Max Ophuls, 1950
Faust, Jan Svankmajer, 1994
Armaguedon, Alain Jessua, 1977
Wild at heart, David Lynch, 1990
Avida, Gustave Kervern & Benoit Delépine, 2006
Barry Lyndon, Stanley Kubrick, 1975
Twin peaks: Fire Walk with me, David Lynch, 1992

MGS 3 & Pathologic – Mentir pour montrer

Environnements vivants

Metal Gear Solid 3: Snake Eater et Pathologic sont les produits d’une même époque: leurs diffusions s’étalent entre 2004 (sortie de Snake Eater au Japon) et 2006 (arrivée de Pathologic au Royaume-Uni). Le premier devait être la conclusion d’une série légendaire, elle-même héritière d’une suite de jeux canoniques (les Metal Gear), et il porte l’empreinte d’un auteur présenté comme central: Hideo Kojima. Le second est au contraire le tout premier projet d’un studio indépendant, Ice-pick lodge, encore sans moyens ni expérience à l’époque et fonctionnant tout à fait comme un collectif dans lequel la parole de chacun pèse le même poids. L’un a été conçu au Japon et se déroule en Russie, l’autre a été développé en Russie et ne se situe nulle part. C’est la première différence que l’on note sur le contenu du jeu, mais cette différence n’est que superficielle. Tselinoyarsk, théâtre des événements de Snake Eater, se trouve exactement n’importe où en Russie, au milieu d’une étendue déserte, hostile et infranchissable qui en cela ne se distingue pas des steppes de Pathologic. Elle aussi est une barrière qui isole complètement le lieu du jeu et le détache si bien du monde que quand un objet étranger y pénètre, il y a bouleversement. Quand cela se produit, l’objet en question est soit une arme de destruction massive, soit le personnage jouable.

L’environnement réagira à notre arrivée comme un organisme face à une infection. Nous serons systématiquement repoussé et toute action de notre part pourra entraîner dans un cas une alerte chez tous les soldats alentours, et dans l’autre une baisse de réputation qui fera elle aussi de nous un fugitif. Pour s’intégrer au mieux dans l’environnement de Metal Gear, il faudra toujours rester invisible aux yeux du jeu, l’esquiver autant que possible et ne jamais troubler son déroulement. A l’inverse, Pathologic nous demandera de créer une série de liens avec tous les éléments et les personnages qui composent son univers, de nous intégrer dans ses rouages histoire qu’on soit solidement attaché au navire avant de comprendre qu’il coule. C’est là le seul grand écart qui sépare ces deux jeux. Snake Eater nous amène à désamorcer une machine fonctionnelle: le complexe militaire que nous avons infiltré. Et Pathologic nous invite plutôt à protéger le système fragile de la cité en stoppant l’épidémie qui le menace.

Mais qu’on lui veuille du bien ou non, le milieu se défendra, et il fera de la survie notre préoccupation première dans chacun de ces jeux. Très discrètement, sans qu’on s’en aperçoive, la réalisation de tâches nécessaires agira sur nous comme une force centrifuge qui nous écartera de notre objectif réel. En s’imposant d’elle-même, la survie se passe de justification et étouffe la conscience. Il suffit d’un manque pour qu’une recherche suive de façon presque automatique. Elle occupe alors à la fois notre temps et notre esprit, elle nous empêche d’aller tout de suite jouer notre rôle dans l’intrigue et relègue celle-ci au second plan. Dans Pathologic en particulier, les corvées sont le poids qui rend chaque action plus pénible et chaque temps plus court. En nous éloignant toujours de la trame, en nous forçant à produire un effort pour la rejoindre, elles finissent par lui donner un poids passif: On ressent la présence des forces en mouvement non pas parce qu’elles nous sont décrites par les personnages ou signifiées par les visuels, mais parce qu’elles nous écrasent concrètement, se défendent en détournant notre action. Dans chacun de ces jeux, la nécessité de survivre fait de nous des jouets. Nous ne décidons pas de notre parcours: il nous est dicté par nos besoins et par nos déterminismes. Ce sont eux qui rendent toute liberté impossible et tout choix illusoire. Le propos basique de ces œuvres est là. Il est dit par la trame et démontré par le jeu.

Cette façon de nous faire appréhender quelque chose en nous en détournant est symptomatique de la manière dont ces jeux abordent la représentation. Les équipes de développement avaient compris les particularités de leur média et s’en sont servi comme des clefs de lecture offertes à la conscience joueuse, comme des moyens de lui faire comprendre et ressentir ce qui n’aurait aucun sens si ce n’était que montré ou raconté. L’un des composants les plus basiques du jeu, c’est l’enveloppe qu’il propose d’adopter. Elle est un ensemble de capacités et de contraintes, elle entrave son mouvement, sa perception, et sa pensée. Le survival horror, par exemple, joue sur le contrôle que nous avons sur la situation en ralentissant ou en entravant nos mouvements, installant ainsi une angoisse. Pathologic et Snake Eater, eux, proposent par l’intermédiaire de la maladie, de la faim, de la fatigue ou de la blessure différents niveaux de handicap. La multiplication de ces contraintes nous force petit à petit à aménager un jeu de gestion à l’intérieur du jeu global, à adopter une routine. Finalement, elle nous amène à remplacer les handicaps non contrôlés par des handicaps volontaires qui feront partie de notre propre fonctionnement. Il n’y a rien de plus efficace pour nous faire adopter passivement un point de vue qui pourra être malmené par la suite. 

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Impossible polyphonie

Dans Pathologic, chacun des trois personnages jouables correspond en fait à un cheminement vers un point de vue, à une série d’interactions formant une expérience et nourrissant une vision. Lorsque ces trois regards se rencontreront en fin de partie, il deviendra clair que nous n’avions jusqu’ici pas eu la possibilité de penser la situation ou de prendre du recul et que nos contraintes avaient choisi à notre place. Ce zoom arrière révélera la totalité du tableau et sera si bien amené qu’il annulera presque entièrement l’opinion que l’on s’était constituée. Et pour peu que nous ayons sauvé les bons personnages-clé, nous pourrons tout à fait choisir une autre fin que celle qui s’imposait à l’issue de notre propre cheminement. On rejoint ici le propos de MGS, qui au fil de ses épisodes prend pour sujets les différentes formes d’influence qui façonnent les opinions et les identités. Pour questionner ces influences, Kojima nous les impose en faisant de nous les victimes d’une large machine de manipulation. Les différentes figures qui composeront cette machine lui serviront elles-même d’exemples puisque nous verrons leurs positions se former au fil des événements. Tous les protagonistes seront autant de points de vue fictifs qui se construiront progressivement à partir de la substance des jeux, et qui seront incomplets si on les sépare du tout. Il n’y a pas de personnages à proprement parler, il n’y a que des lignes de texte et des structures de pensée, structures qui ne servent à penser que le contenu du jeu et les sujets qu’il aborde.

En littérature, on appelle polyphonie (ou dialogisme externe selon ce qu’on lui fait dire) l’échange qui oppose plusieurs voix à l’intérieur de l’œuvre sans qu’aucune ne soit placée au-dessus des autres, sans que la succession des idées ne vienne nourrir un grand propos global qui serait celui de l’auteur. Cette idée ressemble un peu à la première impression que nous font Metal Gear Solid ou Pathologic en faisant défiler des personnages apportant chacun une réflexion nouvelle qui alimentera la grande conversation sans vainqueur sur laquelle s’appuie la trame. Et sans utiliser un terme précis qui ne survivrait pas au changement de média, on pourrait être tenté d’appliquer à des jeux cette même idée de dialogue ouvert dans l’œuvre. Ainsi l’on présente souvent la variété des opinions proposées par Metal Gear Solid comme étant ce qui le rend complexe, ouvert et polyphonique. Pourtant c’est un contresens qui est directement invalidé par la forme même du jeu vidéo, car celle-ci rend impensable l’égalité des discours. L’environnement du jeu a ses règles fixes, et contrairement à celles de la physique, elles ont la particularité d’avoir été énoncées par quelqu’un. En construisant l’univers dans lequel elles sont formulées, l’équipe de développement a déjà fourni sa réponse concrète à toutes les questions qu’émettront ses personnages sur le système dans lequel ils évoluent. Là où le roman peut se construire comme un chevauchement de discours contraires sans démonstration, le jeu, au contraire, est d’abord un environnement et un système. C’est cette base apparemment silencieuse qui lui tient lieu de démonstration, tous les discours qui viendront s’appuyer sur elle seront immanquablement perçus à travers les règles définies par l’équipe de conception, et donc à travers une perspective faussée.¹ C’est un peu comme si le débat religieux se faisait en présence de Dieu, c’est vraisemblablement lui qui aurait le dernier mot. Et pour le coup, si le jeu reste ouvert et si son propos reste élusif, ce ne sera pas parce qu’aucun personnage n’a placé sa voix au-dessus des autres, ce sera parce que les règles elles-même étaient floues et le sont resté. C’est ce qui se produit quand nous sommes baladés par les personnages: une déformation constante du jeu qui résout à leur place la question du libre arbitre. Dans le jeu, c’est toujours le système qui parle.²

Ce qui peut se produire quand ces règles sont énoncées par plusieurs personnes, comme chez Ice-Pick Lodge et dans une moindre mesure chez Konami, rappelle plutôt cette fois le dialogisme interne qui, lui, s’intéresse à la diversité des voix à l’intérieur même du langage construisant le discours et aborde le mot comme un composant déjà multiple, déjà usé, déjà emprunté au discours d’un autre. Cette idée qui s’applique habituellement à l’auteur seul reprenant un langage déjà nourri par un contexte trouve une correspondance séduisante quand plusieurs auteurs composent une même œuvre avec une orientation unique mais des composants épars, et cette situation pourrait servir d’image poétique pour illustrer le dialogisme qui se produit à l’échelle du langage. Ce type de mélange correspond bien mieux à ce que l’on peut rencontrer dans le jeu vidéo.

Pour résumer, on a donc dans Metal Gear comme dans Pathologic un large concert d’opinions contradictoires exprimées par les personnages, mais celles-ci trouvent toujours une réponse dans la structure-même du jeu qui rend toutes ces discussions apparemment futiles ou au moins superficielles, elles ne sont que l’apparence extérieure et la décoration d’un système. Et c’est là tout l’intérêt de la chose. Ces discours n’ont de valeur que parce qu’ils survolent le sujet du jeu et projettent sur lui leur ombre, inconsistante mais bien visible. Dans l’une comme dans l’autre de ces œuvres nous aurons besoin d’observer des mécaniques dont nous savons qu’elles sont corrompues. Elles seront matérialisées par ces discours qui deviendront l’intérêt premier du game précisément parce qu’ils sont futiles. Le combat contre la maladie, comme l’expliquent l’équipe de chez Ice-Pick Lodge, est un combat contre l’ignorance. La comprendre exactement, c’est se rendre capable de s’en protéger. L’infiltration dans Metal Gear Solid a la même fonction; Nous nous trouvons face à quelque chose d’hermétique et d’étranger qu’il nous faudra comprendre en rassemblant des informations: Notre ennemi sera notre sujet et l’étudier reviendra à étudier d’un côté les jeux de pouvoir et les relations complexes qui composent la cité et de l’autre ceux qui sous-tendent le monde pendant la guerre froide. Parce que la maladie qui atteint la ville dans Pathologic n’est pas radicalement différente de la crise que connaissent les États dans Metal Gear. Elle est la manifestation concrète d’un malaise, le symptôme extérieur d’une tension secrète.³

De la même façon, les personnages composant l’équipe Cobra sont tous atteints d’une particularité que l’on peut qualifier de don autant que de trouble, et qui fait directement écho à leur histoire personnelle. MGS et Pathologic se servent tous deux du langage fantastique pour montrer ce qui est caché. Si on rend visible ce qui ne l’est pas, c’est en toute logique sous une forme inconnue et impossible, celle d’un pouvoir, d’une mutation, ou d’un miracle qui interviendront comme des erreurs dans un monde aux règles proches des nôtres. Non contents d’aller tremper dans le fantastique, ils viendront aussi emprunter aux codes de la tragédie, notamment en mettant en scène des personnages puissants dans des situations impossibles les amenant souvent vers leur propre mort, en donnant à voir le spectacle des forces supérieures en action, mais surtout en jouant tout plus grand que nature. Chaque pose, chaque situation, chaque silence est écrasé par une emphase grandiloquente qui nous rappelle toujours qu’il s’agit d’une fiction, et qui invite à rester parfaitement attentif. Les emprunts au cinéma dans MGS et au théâtre dans Pathologic viennent appuyer encore cette mise en scène, ils sont nombreux et l’on a souvent reproché au premier de détourner trop souvent la conscience joueuse du jeu avec ces interminables séquences de dialogues. C’est le second qui nous permettra de comprendre en quoi ces coupures sont justes.

L’articulation entre les jours dans Pathologic est marquée par des pantomimes qui nous donnent à revoir sous un angle neuf la situation présente. Il n’y a que 12 journées, chacune est précieuse et l’échéance nous est toujours rappelée avec insistance. L’issue du jeu est déjà écrite et se présentera fatalement à une date précise. Ces re-présentations qui structurent le temps de la partie jouent donc un rôle crucial, elles proposent un regard extérieur et conscient sur les événements, rappelant au passage la fonction politique et révélatrice du théâtre que l’on néglige souvent. Elles sont une invitation constante à un recul critique, et la façon dont nous continuerons malgré tout à nous impliquer émotionnellement dans l’action est un rappel de notre incapacité à rester lucides et distants. Le jeu est une mise en scène, une construction. Ses personnages ne sont que des icônes, des images, des relais dont les voix forment un texte, et il serait ridicule de leur prêter une psychologie ou de les aborder comme des personnes. Quand par moments, MGS se transforme en film grotesque et se joue sans nous, il ne nous dit pas autre chose. Plutôt que de nous raconter une histoire aussi crédible que possible dans ces films, il fournit un paratexte à l’expérience de jeu, il la commente en permanence.

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Snake, mensonge et jeu vidéo

En terme de personnages symboliques, Metal Gear pousse le vice aussi loin que possible dans Snake Eater. D’abord en rassemblant, exactement comme dans Pathologic, trois personnages centraux qui sont des étrangers dans le lieu du jeu et qui constituent les différentes visions nécessaires à l’observation complète de la situation, puis en filant avec ces trois matériaux une longue métaphore biblique. Le personnage principal américain, Snake, figure évidemment le serpent, l’espionne Chinoise se fait passer pour l’agent Eva, et l’enfant terrible mi-russe mi-américain Ocelot répond au pseudonyme d’Adam. Ensemble ils reconstituent une sorte de jardin d’Eden dystopique dont le Dieu serait probablement The Boss, puisqu’elle sera pour chacun de ces personnages ce qui se rapproche le plus d’une mère. Rappelons au passage qu’elle a enfanté Ocelot par Césarienne et qu’elle garde depuis une cicatrice en forme de serpent ! Mais cette étrange image qu’utilise Kojima fait bizarrement de Snake le porteur du mensonge originel, alors qu’il est précisément l’un des seuls personnages qui ne mentent jamais, et qui se taisent. Du coup elle peut vite sembler un peu bancale, surtout qu’Eva admet l’inversion des rôles quand elle révèle toutes les arnaques à la fin du jeu. C’est bien elle qui a abusé le serpent et qui s’est tirée avec le savoir… Mais ce serait trop facile. 

Le vrai grand mensonge dans l’histoire, c’est évidemment l’histoire elle-même, elle est une fiction qui nous a allègrement mené en bateau pendant des heures, et le grand postulat de Kojima, qui le pousse toujours à tirer vers le grotesque ou le fantastique, c’est que le jeu n’a pas à singer la réalité. Il peut être bien plus cool. Du coup il mène une réflexion constante sur son support, notamment en faisant de Snake LE grand arnaqueur, celui par qui toute la grande illusion nous est transmise. Il écrit menteur sur son front, lui fait la même tête qu’à Solid Snake mais nous assure qu’en réalité c’en est un autre, son papa le roi menteur dont on fera des tas de copies, il le déguise en Raiden et fait des blagues méta toutes les 15 secondes avec des personnages qui sont en fait les menus et les sauvegardes du jeu. C’est un serpent déguisé en serpent qui imite un serpent se mordant la queue. Snake Eater, c’est celui qui avale les couleuvres, qui accepte le gras mensonge du jeu. C’est nous, en fait. Dit comme ça, ça a l’air chiant mais en fait on s’amuse beaucoup mieux quand on nous prend pas pour un con et quand l’équipe de développement se permet de nous parler de jeu vidéo, sans pression.

Par exemple, il s’est complètement lâché sur le jeu d’Ocelot, une petite fantaisie à l’enjeu mortel qui sera toujours empêchée jusqu’à la scène finale, de même que le déroulement sérieux du récit est empêché par les mille-et-une plaisanteries de l’espiègle Kojima. Quand nous aurons enfin l’occasion de nous mesurer à Ocelot selon ses règles, l’absurdité de son jeu deviendra flagrante : Nous ne pourrons qu’actionner l’un comme l’autre les gâchettes de deux revolvers dont l’un est vide et l’autre chargé d’une unique balle à blanc. Notre rôle dans tout MGS n’a pas dépassé cet état d’agitation frénétique et futile et à aucun moment nous n’avons pu tirer autre chose qu’une balle mensongère choisie par un autre. Tout était planifié et l’on ne jouait qu’avec les cartes qu’on nous avait données. On se trouve ici dans la même situation que dans le premier Portal, où le gâteau, prétexte qui motive le jeu, est un mensonge évident. Et pourtant, on joue. On n’a pas envie d’affronter The Boss et pourtant, on continue. Parce qu’un jeu, ça se termine. Là où dans Papers, please, nous étions en position, malgré notre soumission à un système, de juger les impostures, rien dans Metal Gear ne nous protège des tromperies les plus simples. Et rendre ces tromperies visibles revient pour l’équipe de développement à souligner notre servitude et la facilité avec laquelle nous nous laisserons gouverner sans même avoir besoin d’être abusés par une illusion. Le pouvoir est moqué mais il n’est pas diminué: il fonctionne sans être crédible. Les dirigeants jouent, sont inconséquents, se font pipi dessus, se baladent par groupes de six en disant « t’es trop p’tit pour entrer dans notre club » et se croient toujours chauds.

C’est loin d’être un hasard et il se trouve que les gars de chez Ice-Pick Lodge ont eu la même idée en négatif. Cette fois les dirigeants ne se comportent pas comme des enfants, ce sont des enfants qui sont les dirigeants. Et l’on constate même qu’à l’exception de quelques planqués, les vieux n’existent pas dans cette ville. On y trouve plutôt des gamins solitaires et inquiétants, une jeunesse déracinée s’étant peut-être elle-même dissociée de son héritage malsain pour installer ses propres règles. Ces personnages vivent pour la plupart dans le polyèdre, une structure impossible dont le nom évoque plus une figure théorique couchée sur le papier qu’un véritable lieu, dont l’intérieur secret est l’une des premières inconnues que nous présente Pathologic, et dont la physique reste un obscur mystère. Profondément plongé dans la terre, il semble la féconder et nous apprendrons que c’est au point de rencontre entre son extrémité et les nappes souillées par le sang des abattoirs qu’est née la maladie. Pire encore, on reprochera à notre personnage d’être lui-même une engeance du polyèdre et la ville toute entière viendra s’enfouir finalement dans l’illusion qu’il a produite, réduite à l’état de maquette permettant le jeu, engendrant le personnage jouable et contenant sa fin. A cet instant, nous ne serons même plus les consciences faisant face au jeu, nous serons la désagréable poupée d’enfants plus grands que nous. Toute l’absurdité des dialogues ou des situations, et même leur traduction approximative deviennent délicieuses à la lumière de ce constat. Il n’y a que dans le jeu qu’on puisse à ce point se prendre au sérieux. Le réel permet l’abandon alors que le jeu doit se finir. Le réel pardonne l’apathie et le jeu meurt si elle se montre. Il devient vite évident que les personnages de Metal Gear ne pensaient que comme ça. Ce polyèdre est donc le siège du jeu et de l’enfance. Et ce qui reste encore troublant, c’est que la maladie est venue par lui. Si elle est la croissance dépeuplant l’imaginaire du jeune adulte, alors nous sommes la conscience vieillissante qui choisit ou non d’enterrer son enfance, de ne plus vivre qu’à travers elle ou d’y revenir souvent comme on fait une offrande. Nous sommes la conscience qui choisit mais qui reste avant tout l’observatrice de faits plus forts qu’elle se produisant comme s’ils n’étaient qu’une répétition déjà écrite. Le polyèdre n’invente pas, il reflète. Et en s’enracinant dans la terre, il a bu le sang qu’on y avait versé. Le jeu ne produit que l’image du monde qui le nourrit.

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Satiété du spectacle

Les questions de l’héritage et de la transmission sont aussi importantes dans Pathologic que dans MGS : Les événements que ce dernier développe ne sont que les effets interminables d’une coalition de dirigeants unis pour la paix qui se sont rendu responsables des conflits les plus graves et l’on découvre dans Pathologic une cité où la culte du bovin n’a pas empêché le massacre incessant de bestiaux qui a fini par imbiber la terre de sang et causer l’infection. Nous devrons par l’enquête approcher une sorte de mémoire qui concerne tout le monde, celle des grands traumatismes et des grandes responsabilités. Notre mission présente se limitera à retracer des causes et à mettre fin à des effets et nous n’aborderons finalement que ce qui a déjà eu lieu. Alors que nous plongions dans un média qui ne vit que quand on l’observe, nous nous trouvons face à une diégèse déjà jouée, déjà usée et qui ne nous a jamais attendu. Au moment même de la naissance, nous avons derrière nous une histoire, nous prenons un train en marche. C’est là l’obsession des écrivains qui sont nés pendant ou autour des grandes guerres et pour qui mémoires collective et mémoire intime s’entremêlent. Pour qui construire une identité, même quand on la porte, est un travail d’historien. [Kim Won-il, The house with a sunken courtyard – Gunter Grass, Le Tambour – Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance – Jeon Sang-Guk, La famille de Ahbe – Wajdi Mouawad, Incendies – Antonio Muñoz Molina, Beatus Ille – Jose Luis Alonso de Santos, L’album de famille – Patrick Modiano, Dora Bruder – Kossi Efoui, Solo d’un revenant – Pierre Pachet, Autobiographie de mon père]

La bombe atomique est indissociable de la notion de mémoire car elle a la particularité d’être un événement instantané dont les effets se prolongent sans fin. En ce sens, elle est l’objet qui caractérise le mieux l’Histoire. Elle existe longtemps par anticipation, puis longtemps encore comme un écho. La longueur de ses traces fait de son explosion le détail presque imperceptible d’un immense tableau. Dans Snake Eater elle explose deux fois et c’est toujours un événement gratuit, arbitraire, dont on se demande presque s’il a vraiment lieu. Mais ses effets forment tout le sujet du jeu. Elle a rendu stérile celui dont les clones écriront l’histoire, elle est à l’origine des tensions qui sous-tendent les conflits, elle a fait capturer Sokolov, elle est le cœur du Shagohod et c’est pour elle que The Boss se sacrifiera. On nous évoque Godzilla, allégorie de la bombe A, comme une clef pour comprendre l’importance de cette image. Et les tragédiens de Pathologic joueront sans mots une sorte de Butō, danse torturée souvent associée au traumatisme atomique, comme pour nous avertir à leur tour. On peut soupçonner dans Pathologic une image du nucléaire comme nuage mouvant, comme contamination lente et accidentelle. Cette progression sur 12 jours qui reste trop rapide mais qui laisse cette fois leur place au doute et à la lutte réveille le souvenir de Tchernobyl. Les exécuteurs masqués comme des médecins de peste laisseront progressivement leur place de maîtres de jeu à des Liquidateurs semblables à ceux qui sont intervenus après l’accident nucléaire. Et ce sera la dernière étape avant l’extinction.

Les rues que ces soldats à l’allure lunaire rendaient sans cesse plus sordides se videront au douzième jour. Elles n’avaient jusqu’ici cessé de se remplir de malades puis de rats, de soldats et de nuages. Les traverser de bout en bout était devenu impensable et ce paysage de plus en plus complexe se noyait dans la confusion en même temps que la trame nous dépassait totalement et allait s’élargissant, dans un concert de voix contraires aux dissonances se marquant d’avantage à chaque pas. Au terme, plus rien. Quand on voyait déjà se libérer cette énergie trop contenue et ces passions passives, le silence se fait. Nous sommes sur le point d’affronter The Boss. Nous sommes loin de tout, hors d’atteinte, et pourtant nous n’avons toujours pas le choix. On se surprend à penser que cette ville mérite d’être sauvée, on sait que rien n’est terminé mais on a enfin le temps. Bientôt nous apprendrons que tout n’était qu’un jeu, cela voudra simplement dire qu’il est terminé. Après lui, quand la fiction sera défaite, nous comprendrons qu’elle n’imitait jamais, mais qu’elle jouait en transparence quelque chose de beau sur quelque chose de laid, l’un faux l’autre vrai, sans qu’on sache, quelque chose comme un masque posé sur les traits d’un guerrier. Elle nous laissait espérer que le combat se jouait dans l’honneur et qu’après le jeu il finirait pour que commence un autre jeu. Au lieu de ça, son image se poursuit, loin de nous, toute réelle, sans qu’on n’puisse plus agir. Comme ces images sont absurdes quand elles ne peuvent être que vraies ! Je suis plus fort que le Boss, on m’appellera Big Boss. Je reçois une médaille pour avoir accepté l’imposture qu’était ma quête. Le spectacle le moins juste porte encore le nom de celui qu’il remplace, le réel.

Élaborer une fiction, c’est créer, en reproduisant des codes connus, une illusion de réel. Lui-même se présente comme une répétition de codes appliqués et se construit à la manière d’un récit automatique composé par mille auteurs inconscients. Toute image, tout discours, toute action humaine porte la marque de la répétition et de la copie. Elle est une création de son contexte. Metal Gear Solid et Pathologic soulignent à plusieurs reprises cette tromperie en faisant mentir visiblement leurs personnages, en décomposant leurs discours. Ce faisant, ils assainissent leur fiction et la transforment en un théâtre sans illusions où les codes sont détournés. Ce qui advient alors n’est ni singerie ni répétition, mais une action singulière et véritable qui se produit pour la première fois et ne peut jamais se produire qu’ici, dans le jeu.

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Notes

 ¹ L’armature du roman forme aussi une perspective, mais peut ne pas constituer un discours, ne pas contenir de démonstration. Le jeu, lui, en s’ouvrant à l’action de la conscience joueuse, se doit de proposer un système qui réponde mécaniquement à son input, et cette réponse constitue un discours, une démonstration « objective ».

² En réalité, on ne peut pas clore le problème aussi vite: il nous faudrait déterminer si oui ou non on trouve une forme de « discours indirect libre » dans le jeu vidéo, et ce qu’il est possible de faire avec. Le discours que constitue le système de jeu peut-il se courber, se dédoubler pour en accueillir d’autres? Notons aussi qu’il existe une confusion dans les termes utilisés à ce sujet et dans les sens qu’on leur donne. « Polyphonie » est utilisé par Bakhtine tantôt comme un synonyme de dialogisme, tantôt comme une notion plutôt différente qui correspond avec ce que l’on décrit dans cet épisode. Kristeva développera à partir du dialogisme l’idée d’intertextualité et Genette parlera de Palimpsestes. De plus, la polyphonie désignera aussi bien un élément stylistique (caractérisé notamment par le discours indirect libre) qu’une forme d’articulation des propos dans l’oeuvre. Les deux se conjuguent mais ne sont pas identiques.


³ Cette image de la ville-animal et de la ville malade s’inscrit dans un long questionnement sur le rapport au corps et à l’enveloppe que nous n’avons fait qu’effleurer ici et un peu plus tôt, pour ne pas nous écarter de notre sujet, mais qui est crucial et qui participe grandement à construire l’imagerie du jeu. On est presque dans un film de Cronenberg. Le malaise corporel est partout dans
Pathologic.

⁴ On note à ce propos l’une des images les mieux pensées de
Pathologic: Les victimes de la maladie sont entreposées à l’intérieur-même du théâtre. L’image porte deux sens: d’abord, c’est dans ce lieu que l’on retrouve les morts et donc qu’on les consulte de même qu’on invoque les esprits dans les théâtres dansés en particulier. Ensuite, ces cadavres prennent la place du public, ce qui nous invite évidemment à mettre en question notre position.

 ⁵ L’histoire des deux agents ADAM et EVA qui ont quitté les rangs de la NSA pour rejoindre l’Union Soviétique est inspirée d’une histoire vraie mais plus invraisemblable encore. William Hamilton Martin et Bernon F. Mitchell ont bel et bien quitté la NSA en 1960 pour s’exiler en URSS, dénonçant au passage les pratiques douteuses des services Américains. Les dits services se sont défendus en annonçant que les deux agents étaient des homosexuels et donc des déviants dont les actes et les paroles n’étaient que des conséquences de cet état.

 ⁶ On compte généralement (notamment au Japon, en Corée, ou en Afrique) les générations à partir de l’armistice, à raison de 4-5 ans par génération. Celle des écrivains ayant connu la guerre durant l’enfance correspond généralement à la 3ème, qui entre en littérature environ dix ans après la fin du conflit. Ceux qui comme Modiano sont nés juste après sont encore à traiter séparément. Mais leur point commun est qu’ils abordent tous la guerre du point de vue de la mémoire et de l’héritage.

 ⁷ Notons tout de même que le Butō n’est pas une danse masquée et que seules certaines compagnies abordent le traumatisme atomique.

Références

Jože Privšek, Sprehod Po Galerji
Amplifier, The octopus
Rokoko Ensemble, Instrumental Piece #2
Monophonics, Foolish Love
Herbie Hancock, Chameleon
Amon Tobin, Wires & Snakes
The Doors, Crawling King Snake
Mike Kandel, Tranquility Bass Megamix (Steve Reich)
Heliocentrics, Collateral Damage
Massive Attack ft. Horace Andy, Splitting the Atom
Arvo Pärt, Fratres
Cecile, Vanitas Veritas
Macintosh Plus, ブート
Laibach, Whistleblowers
Akiko Wada, Snake Eater
Vitalic, Trahison
Achwghâ Ney Wodeï, Les Kolkhoziens
Geinoh Yamashirogumi, Dark Slumber
Joe Hisaishi, Play on the sands
Philip Glass, Massman
Jean-Jacques Lemêtre, L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge
David Pittman, The Nameless City
Mort Garson, Plantasia
[Dans la version précédente:
Moondog, Stamping Ground
Klaus Nomi, Total Eclipse]


MGS 3: Snake aater, Kojima Productions, Konami CE Japan, 2004
Docteur Folamour, Stanley Kubrick, 1964
Pathologic, Ice-Pice Lodge, 2005
Soleil vert, Richard Fleischer, 1973
Le Septième sceau, Ingmar Bergman, 1957
MGS 2: Sons of liberty, Konami CE Japan, 2001
MGS 3: Subsistence: Secret theater, 2006
MGS 4: Guns of the patriots, Kojima Productions, 2008
Pathologic HD, Ice-Pice Lodge, 2016
The Void, Ice-Pice Lodge, 2008
Pathologic on kickstarter, Ice-Pice Lodge, 2016
Cart life, Richard Hofmeier, 2011
Enemy zero, WARP (Kenji Eno), 1996
Depict1, Xerus, 2010
God of war III, SCE Santa Monica Studio, 2010
September 12th, Gonzalo Frasca, 2003
Bisected essence II, Elijah Tebbetts, 2011
Harvester, DigiFX Interactive, 1996
Deus Ex: Human revolution, Eidos Montreal, 2011
The Cabinet of Jan Svankmajer, Quay Brothers, 1984
Gods will be watching, Deconstructeam, 2014
Segare ijiri, Enix, 1999
Portal, Valve, 2007
Papers, please, Lucas Pope, 2013
Bioshock, 2K Boston, 2K Australia, 2007
L’Énigme Kaspar Hauser, Werner Herzog, 1974
Lord of the flies, Peter Brook, 1963
Killer7, Grasshopper Manufacture, 2005
La Cité des enfants perdus, Psygnosis, 1997
L’Esprit de la ruche, Victor Erice, 1973
The Cat and the coup, Peter Brinson, Kurosh ValaNejad, 2011
Incendies, Denis Villeneuve, 2010
Le Jour d’après, Nicholas Meyer, 1983
Akira, Katsuhiro Otomo, 1988
Hai no Hito, Dairakudakan (Akaji Maro), 2011
Valse avec Bachir, Ari Folman, 2008
Casino royale, Val Guest, Kenneth Hughes, John Huston, Joseph McGrath, Robert Parrish, 1967

LSD & Metroid Prime – L’environnement comme sujet

Genèses

LSD: Dream Emulator installe dès l’évocation de son titre une ambiguïté. Est-il simulateur de rêves ou de trip sous acide lysergique diéthylamide? Nous suggère-t-il que les hallucinogènes sont eux-même des émulateurs de rêves, ou que le jeu vidéo est un psychotrope? À plusieurs reprises, le jeu nous propose quelques significations possibles de son sigle. Toutes laissent penser qu’il s’intéresse de plus près à la thématique du rêve qu’à celle de la drogue. L’évocation du LSD est ici l’occasion de faire reposer l’environnement du jeu sur un double sens, et donc de situer le point de départ de notre expérience dans une épaisse brume d’incertitude. Le créateur d’LSD, Osamu Sato, n’a d’ailleurs jamais produit que des choses déroutantes. Il y a bien sûr ses jeux vidéo introuvables ou ses albums de musique psychédélique, mais aussi son studio de création multimédia inactif depuis des années, le très surprenant manuel de computer design qui lui sert de portfolio, ou encore sa curieuse chaîne Youtube. Sur Internet, on parle beaucoup d’Osamu Sato et de son travail, mais les quelques informations connues à leur sujet sont souvent invérifiables. Dans le cas d’LSD Dream, ce sont surtout les mécaniques précises du jeu qui restent très floues et qui font l’objet de nombreuses observations de la part des joueurs.

Le jeu, qui a été élaboré à partir du carnet de rêves d’une certaine Hiroko Nishikawa, se décompose en 365 jours fictifs. À chaque jour correspond un rêve, et chaque rêve, quand il n’est pas remplacé par un film ou un message écrit, est une session de 10 minutes maximum au cours de laquelle on se perd dans un univers peuplé de créatures, d’objets et d’événements toujours renouvelés. Nous pouvons entrer en contact avec les objets ou les décors pour être transporté vers un endroit différent et continuer notre expérience (ou mettre involontairement fin au rêve). Après chaque nuit, un graphique situe notre rêve par rapport aux précédents et tout recommence. Mais au fur et à mesure que l’on se familiarise avec le jeu, il se transforme selon la façon dont on l’aborde, en répondant à notre comportement: le ciel prend des couleurs, les paysages se couvrent de brouillard et surtout, les textures et les musiques se dégradent pour devenir de plus en plus inquiétantes.

Des motifs musicaux, il y en aurait quatre bonnes centaines. Des ensembles de textures, il y en a quatre (auxquelles il faut ajouter les les textures glitchées, qui n’apparaissent qu’après de longues heures de jeu). Elles correspondent à quatre niveaux de profondeur du rêve. Les joueurs les ont nommées textures normales, textures rationnelles (parce que le plus souvent, elles décrivent directement l’objet sur lequel elles sont inscrites), textures torturées et textures sexuelles. Les textures glitchées, elles, sont en fait des images générées frauduleusement à partir des fichiers du jeu, et nous font doucement glisser vers quelque chose d’illisible. On dit souvent que le jeu est laid. Ce qui est certain c’est qu’il est singulier; peu de jeux lui ressemblent graphiquement, et ils ont presque tous été développés entre 95 et 98. A cette époque, où le jeu vidéo se transformait pour prendre une dimension nouvelle, la 3D restait un terrain vierge, ouvert à une expérimentation rendue possible par l’arrivée du CD. Tout semblait permis aux pionniers presque amateurs et souvent désargentés qui se risquaient dans ce monde sans règles ni codes. Mais pendant que ces inconscients se jetaient dans la 3D comme dans un RER trop plein, d’autres s’étaient déjà fait gauler en sautant la barrière du métro comme des innocents. Leur histoire nous intéresse tout autant, parce qu’elle doit nous mener au développement de Metroid Prime.

À cause du violent succès des premiers jeux Metroid, l’idée d’un épisode sur Nintendo 64 a été abordée à plusieurs reprises, mais Yoshio Sakamoto, l’initiateur de la série, était peu enthousiasmé par le support. Il a ainsi été longtemps impossible de concilier cet univers en 2D avec la forme nouvelle qui s’imposait au jeu vidéo. Après quelques années de flottement, Nintendo a fini par lâcher prise et par confier le projet à Retro Studios, une de ses compagnies subsidiaires basée aux Etats-Unis qui travaillait alors sur 4 jeux pour la gamecube dont les développements posaient problème. La boîte a été rachetée, de nombreux employés ont été licenciés, et tous les travaux ont été avortés pour concentrer les efforts sur ce nouveau Metroid. Confier un tel projet à un studio en difficulté était un pari risqué, c’est pourquoi l’équipe de chez Nintendo qui suivait le développement n’a pas hésité à exercer des pressions. Les horaires de travail se sont élargis, le directeur de Retro Studios qui touchait des culs au lieu de signer les fiches d’heures sup’ a été remplacé par Steve Barcia et le jeu est sorti en temps et en heure. Cette réussite ne doit pas faire oublier les difficultés et les complications qui ont caractérisé la période de développement. Il est par exemple arrivé que Miyamoto intervienne pour poubelliser le travail terminé et ramener ainsi l’équipe au point de départ. Dans cette situation, on peut noter que l’autorité directe était éloignée de la force de travail de façon plus évidente encore que d’habitude, puisqu’un océan les séparait.

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Que faire de la conscience joueuse?

Traiter de l’environnement dans le jeu vidéo, c’est d’abord traiter de la place qu’occupe le joueur au sein de celui-ci et du rapport qui les lie l’un à l’autre, parce que le paysage ludique existe pour être visité et parce que la position de l’observateur détermine de façon évidente sa perception. Les FPS, par exemple, rapprochent autant que possible le joueur de l’espace de jeu, en cachant l’avatar qui s’interpose entre les deux. LSD est allé jusqu’à l’effacer complètement. Dans ce jeu, la seule représentation visible du personnage joué, c’est l’environnement lui-même, qui est présenté comme étant son rêve. Toutefois, la présence d’un hypothétique personnage nous est sans cesse rappelée par les bruits de ses pas, que beaucoup de joueurs trouvent gênants parce qu’ils sont trop sonores. Ce volume a pourtant un effet très positif puisqu’il vise à nous donner, exactement comme dans le rêve, une sorte de conscience de soi un peu distante. On s’entend marcher sans se voir, sans se sentir marcher. Il en résulte une sensation étrange de séparation du corps et de l’esprit. L’approche de Metroid Prime est moins radicale mais va dans le même sens. Il utilise lui aussi la première personne, pour faire oublier l’avatar à défaut de le faire disparaître complètement. C’est d’ailleurs au moment d’opter pour ce mode de vue que l’équipe de développement a décidé de dépasser le genre du shooter pour s’orienter vers l’aventure. Ainsi, elle a choisi la visée automatique, a fait en sorte que les combats ne gênent pas l’exploration, et que les seuls obstacles réels soient les boss.

Mais il n’y a pas que la vue subjective qui puisse nous rapprocher de l’espace de jeu. Elle est directement complétée par les indications à l’écran, le HUD. Cet outil rappelle un peu le graphique descriptif des rêves dans LSD. Comme lui, il vient compléter notre expérience, mais cette fois, il intervient directement dans le temps de l’action. Parmi les nombreuses informations qu’il présente, d’ailleurs, certaines sont déjà déductibles de ce qui est modélisé à l’écran. Ces données répétitives viennent prolonger notre perception et agissent comme une inondation sensorielle: ce qui nous entoure est déjà vu, entendu et senti à travers les vibrations de la manette, mais nous est encore rappelé par le biais de cet équipement. Ce casque que porte Samus a pour nous la même fonction qu’un casque de réalité virtuelle: Il rend notre sentiment du lieu plus prenant. Mais ce n’est pas là son seul usage. En effet, si Samus est bel et bien visible dans les cinématiques, la combinaison qui la dissimule nous est présentée comme un élément d’une importance centrale, qui contribue à rendre le personnage flou et neutre. Cette armure l’a ainsi protégée à la fois des créatures hostiles et des complexes de nombreux joueurs masculins qui à la sortie du premier Metroid en 86 n’avaient pour la plupart jamais contrôlé de héros féminin qui ne soit pas un clone déguisé. Malgré cette prise de distance par rapport au personnage, la faille dans l’armure qui permet à Samus de voir mais surtout d’être vue deviendra un motif aussi important que l’armure elle-même. Son visage, s’il est peu montré, n’est pas réellement caché.

L’une des différences importantes entre ces deux jeux est que l’un se concentre toujours sur les quatorze mêmes lieux, auxquels on s’habitue rapidement, mais qui évolueront à la place du personnage pour donner une dynamique à la partie, alors que l’autre est une longue découverte d’un univers vaste, désert et inconnu. C’est ce qui rend la présence d’une figure familière indispensable. Une identification, même à travers le filtre de l’armure, rend l’expérience moins austère, mais elle crée surtout une continuité et permet l’apparition d’un mouvement vers l’avant. Le rapport au jeu s’en trouve complètement changé. On trouve d’ailleurs une excellente illustration de cette métamorphose dans un autre jeu qui met lui aussi l’accent sur l’exploration: Cosmology of Kyoto. Il nous invite, à l’instant même où nous pénétrons dans son univers, à ramasser un miroir dans lequel se reflète notre corps nu. Immédiatement après, nous trouvons et enfilons un costume de prêtre shinto, puis nous nous regardons à nouveau dans ce miroir. Nous avons donc été contraint d’accepter une enveloppe, qui n’a rien de neutre puisqu’elle accompagne (et ici annonce) un cheminement religieux. Nous débarquions dans le jeu sans but et sans connaissance, mais en prenant la place d’un autre, nous nous trouvons tout à coup investi d’une mission. Le personnage de jeu vidéo est semblable au miroir: il imite, reproduit. Il est un intermédiaire entre l’image et la conscience et symboliquement, le point de départ d’un travail sur soi.

AZRDTEAT

Jeu et liberté

Il n’y a de personnages non joueurs ni dans Metroid Prime, ni dans LSD. Bien sûr, on pourrait faire entrer le grey man, l’homme au fusil ou les pirates de l’espace dans certaines définitions du personnage, mais il est remarquable que les seules lignes de texte dans chacun de ces jeux soient des descriptions ou des récits écrits. Il n’y existe aucun dialogue puisque aucun caractère ne se détache pour partager avec nous un peu de réalité, ou pour exister en tant que second point de vue. Cependant, alors que nous nous trouvons seul au milieu des décombres, nous sommes pénétré par une présence très forte qui se découvre dans tout ce qui semblait inanimé. Cette mémoire de la terre pourrait finalement être considérée comme le seul personnage non joueur que l’on puisse rencontrer. Elle nous raconte une histoire, nous guide, et nous touche si nous voulons bien la chercher, la trouver et l’entendre. Son récit se divise en deux parties : L’extinction des Chozos causée par le phazon et l’exploitation du phazon par les pirates de l’espace. Les premiers avaient noué un lien très étroit avec leur environnement, et c’est tout naturellement qu’ils ont fini par se confondre avec lui et par ne plus exister qu’à travers ce qu’il en reste. Les seconds se sont greffés de façon artificielle sur un écosystème bouleversé et ont accompagné sa dégradation en s’appropriant une ressource qui avait été un poison. Nous serons les témoins retardataires de cette série d’événements et nous n’interviendrons qu’après la mutation de Tallon IV. Ainsi, en choisissant de nous plonger dans un espace entièrement fait de souvenir, Metroid Prime rejoint directement LSD dont l’univers est lui aussi une construction de la mémoire en activité et un retour sur des actes perdus.

LSD est plein à craquer d’enregistrements, de fragments de film qui s’attardent souvent sur des images quotidiennes. Il imite le comportement de la mémoire, qui archive sans expliquer et ne pense pas les images. Il confronte ensuite cette imprécise capture du réel à des visuels extrêmes. De cette rencontre naît l’esthétique du jeu, toujours à mi-chemin entre le familier et l’étranger, construite de tableaux qui nous parlent et nous touchent, mais nous surprennent toujours, parce qu’ils sont la déformation de quelque chose de connu. Ainsi il se sert des lieux intimes ou reconnaissables, ceux dans lesquels tout notre rapport à l’espace plonge ses racines, et il les transforme. Il construit ce que nous prenons rapidement pour notre maison, mais lui donne une forme inappropriée; il récupère la chambre d’enfant et son univers imaginé, et de cet espace rassurant et clos qui se referme comme un cocon autour de son occupant, il fait une vaste étendue trop vide, qui de ce fait devient une inconnue et nous laisse vulnérable. De la ville il fait un désert, des nations il fait un parc et du temple il fait un abîme. L’espace qui relie et entoure tous ces lieux nous apparaît flou, comme tout ce qui nous est étranger, et immense, comme tout ce qui nous intimide. On y marche longtemps et on y trouve les symboles les plus directs, les plus simples, peut-être d’ailleurs les seules images du jeu qui soient exactement des symboles. Beaucoup d’entre eux évoquent l’immensité, la fuite, le voyage et l’inconnu.

Mais le symbolisme, c’est pour les poètes maudits et les ingénus. Bien souvent dans LSD, les images ne renvoient pas à un autre objet qu’elles-même. Elles sont un vecteur d’émotion et non de sens. Pour retranscrire dans un jeu quelque chose d’aussi personnel et intraduisible que le rêve, il fallait développer un langage qui ne soit ni descriptif ni analytique, un langage qui touche aux profondeurs et à tout ce qui n’est pas pensé mais uniquement senti. Cette grammaire du silence peut être lue par tou.te.s, parce qu’en s’enfonçant en-dessous du sens, elle se mêle à quelque chose d’apparemment universel, aux structures archétypales qui formeraient la base commune de toutes les identités. Là où un jeu comme Psychonauts propose une représentation individuelle de l’imaginaire en nous faisant visiter plusieurs psychés différentes, LSD, au contraire, présente un rêve qui n’aurait qu’une seule forme, un voyage qui commencerait au même point pour tou.te.s. Ce qui peut alors rendre l’expérience personnelle et singulière, c’est l’action et le regard de la conscience joueuse. Il devient alors évident qu’une même image suscitera une émotion différente selon qui l’observe. Cette vision du jeu qu’LSD ou Yume Nikki développent est phénoménologique; elle se construit autour de l’expérience vécue, s’intéresse au rapport entre le phénomène et celui qui l’observe. L’important n’est pas l’image elle-même, mais la façon dont elle vient à la conscience. Ici elle ne vient pas du tout: il faut la chercher.

Choisir de n’inclure dans son jeu ni règles, ni score, ni autre but que de jouer suffisamment longtemps, ce n’est pas uniquement se foutre de la gueule du monde. Ça a au moins deux autres effets. Ça permet, si l’environnement est assez prenant, d’être pleinement présent dans l’instant. On n’agit pas pour arriver à quelque chose, on n’attend pas ce qui va nous arriver ensuite, on est simplement là. C’est quelque chose qui peut aussi se produire dans Metroid: bien que ce jeu nous propose un objectif, il parvient à nous en détourner et à nous le faire oublier. Le second effet de cette liberté est une responsabilisation de la conscience joueuse. Dans LSD, il n’y a pas de chemin qui mène à l’image: il faut le tracer soi-même. C’est un peu comme si en l’absence de maître.sse de jeu, il était possible ou nécessaire de créer ses propres règles, notamment pour contrer l’ennui qui vient après le premier effet. On finit par chercher à provoquer un événement rare, trouver la route qui mène à une zone précise ou tenter de comprendre en détails comment fonctionnent les mécaniques du jeu. Même l’entretien de blogs et de wikis, la recherche d’informations, la pratique du let’s play ou l’écriture de chroniques deviennent un prolongement du jeu, une sorte d’achievement personnel qui a dépassé le cadre du logiciel.

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Espaces pensants

Tout jeu a intérêt à mobiliser la conscience joueuse de cette façon. Les équipes de développement le savent, et nous aussi. On fait nos premiers pas dans Metroid Prime avec une lourde armure sur le dos et toute une collection d’équipements à notre disposition. On apprend alors à s’en servir mais tout de suite, ils nous sont enlevés. Il faut que quelque chose nous manque pour que notre mouvement soit motivé par un désir. Dans LSD, où l’on n’a rien du tout, ce dont on peut prendre possession en cherchant, ce n’est que l’espace lui-même. On le peuple de souvenirs, on l’examine et on s’y habitue, on le quitte puis on y retourne et l’on est à nouveau surpris par lui quand on le retrouve. Ces deux jeux adoptent une structure répétitive pour ancrer et approfondir notre lien au lieu. Avant même de nous laisser nous y engager, Metroid nous expose ses chemins impossibles et l’on sait alors que l’endroit est là, qu’il nous attend. Il est présent à l’avance. Toute la rythmique est créée par l’environnement. Il contient les temps de chargement qui sont changés en antichambres ou en ascenseurs, il s’étend ou se raccourcit pour décider du temps que prendra le voyage et quand on l’observe dans son ensemble, on devient minuscule: on sait que le chemin sera long. Dans Metroid, l’immensité est étriquée, comme dans le labyrinthe; c’est la grandeur qui fait qu’on est enfermé, et cet effet contribue avec les ruines, avec la neige et avec le silence à faire de Tallon IV un environnement stagnant et presque oppressant.

Souvent, le jeu se sert de ce type d’émotion pour nous pousser à scanner méthodiquement tout ce qui nous sera présenté. Nous irons nous-même chercher les indices et les explications que nous refuse la trame principale et tenterons de reprendre un relatif contrôle sur les événements en les comprenant, en se rapprochant d’eux par la connaissance. Les métroïdes, par exemple, et avant elles nombre d’autres monstres, nous sont exposées comme une invitation à la curiosité et à l’appréhension avant que l’on puisse s’en approcher réellement. Presque toute la narration, et les effets que produit le jeu sur la conscience joueuse, passent soit par ce système de scan, soit par la mise en scène pourtant très simple de l’endroit visité.

L’environnement est tout dans Metroid. Il est le nid de nos ennemis, la mémoire d’une histoire double, la seule conscience qui nous réponde et le principal antagoniste. Il est celui qui nous demande, nous permet et nous empêche d’agir. Il n’y a finalement que nous qui n’en fassions pas partie. Toutefois les Chozos, le phazon et les pirates de l’espace avant nous se sont fondus en lui comme autant de strates successives. Et cette planète telle que nous la trouvons semble spécialement préparée pour nous tant elle répond toujours aux caractéristiques de notre armure, qui est elle-même un moyen de toujours se conformer au terrain. Nous pouvons donc craindre de nous y mélanger à notre tour. Nous visitons un espace en mutation, un espace qui englobe et absorbe et dont le nom, Tallon IV, désigne quatre serres. Tallon IV, comme le vaisseau de Samus, ressemble à une métroïde. Enfin, on y retrouve exactement la situation dans laquelle cet environnement a été imaginé. L’équipe de Retro Studios a dû, pour Metroid Prime, travailler sur un univers déjà existant, celui d’une franchise accomplie. Nintendo, de son côté, confiait un objet organique et précieux à des mains inconnues. Son incapacité à en reprendre le contrôle l’y forçait. Aucune de ces firmes n’était en pleine possession de l’univers du jeu, et ce partage se retrouve exactement dans la trame. Dans la science fiction des années 80, Research and Development et Intelligent systems avaient aménagé un jardin. Très vite étouffé par l’élan mutagène du jeu vidéo, il demeura suspendu. Mais Retro Studios vint éponger le progrès, le drainer, s’en remplir, dégagea le jardin pour pouvoir le relire. Tout comme les pirates, il appela le joueur, il était nécessaire pour appliquer à Metroid sa forme nouvelle. Il fallait un regard, une vue subjective, pour voir passer le temps et causer le dégel.

Nintendo a peuplé, la 3D a éteint, Retro Studios a usé de la 3D pour faire muter l’univers laissé par Nintendo, le joueur a symboliquement remplacé la menace par son propre regard, la 3D subsiste mais elle n’empêche plus la série de continuer.

Les Chozos ont peuplé, le phazon a éteint, les pirates ont usé du phazon pour faire muter l’univers laissé par les Chozos, Samus a remplacé la menace par sa propre image, les produits du phazon subsistent mais il n’empêche plus la planète de vivre.

On peut soutenir qu’il est possible pour un auteur de se détacher de sa propre existence, pour écrire quelque chose de singulier qui ne lui ressemble pas. Mais lorsqu’il s’agit de former une équipe de création, les conditions dans lesquelles elle s’est formée déterminent directement le rapport qui lie ses membres entre eux et la façon dont ils aborderont leur travail. Metroid Prime, comme beaucoup de jeux, est le produit d’une histoire complexe. Il a été modelé par elle et en garde les traces. Parce qu’il a été développé loin de la firme qui avait enfanté la licence, Mother Brain y est introuvable. Puisqu’il a subi la mutation de la 3D, son Boss final est une créature mutante. Tallon IV, en se contentant d’exister, raconte plusieurs histoires contenues les unes dans les autres. Comme tout environnement de jeu vidéo, elle se doit d’entrer en communication avec qui la visite.

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Le Jeu: Monde ouvert

En se limitant le plus possible à un espace aménagé dans lequel le joueur évolue sans être dirigé par des instructions, des indications ou une destination claire, des jeux comme le premier Zelda, Dungeon Master ou Myst avaient fortement contribué à rapprocher le jeu vidéo de l’installation artistique. Il s’agit dans les deux cas de mélanger différentes formes d’expression pour préparer un lieu à l’intervention ou au regard d’un public afin qu’un échange se fasse ait lieu entre eux. L’une de ces pratiques occupe un espace concret, l’autre un espace virtuel. Chacune peine à trouver ses limites et à se laisser contenir en une définition nette et suffisamment large. C’est pourquoi il arrive que les deux se confondent, comme quand Tobias Bernstrup ou Martin Le Chevalier proposent des installations contenant des jeux vidéo, qui s’en servent mais qui finalement ne le dépassent pas. En fait ce sont juste des jeux vidéo où le propos remplace le jeu… Des propos vidéo… Ce que l’on retient surtout du rapprochement de ces deux formes, c’est un présupposé commun: en mettant l’endroit au premier plan, c’est en réalité le public que l’on prend pour sujet: c’est son regard qui est le point central du dispositif.

La conscience joueuse est le mouvement par lequel le jeu se réalise. Rien n’a lieu sans elle et plus simplement, rien n’a de fonction sans elle. Si ce parti pris peut sembler évident, il n’a pas toujours été mis en pratique de façon aussi concrète que dans LSD et Metroid Prime. Ce qu’il y a de plus important, peut-être, dans leur construction, c’est qu’ils font une distinction entre le chemin net et linéaire qui mène du début à la fin et le chemin incalculable: la somme des voies possibles pour la personne qui cherche. Le premier est un travail. Qu’il se ramifie en plusieurs fins différentes ou n’en propose qu’une seule, il n’est qu’une série de tâches dont il faut s’acquitter pour être récompensé. Il s’agit de vivre 365 rêves, ou de tartiner le Metroid Prime. Le second, en revanche, est une des définitions possibles du jeu. Il est une rêverie, un état d’inconséquence dans lequel on s’oublie volontiers et qui amène des actions irréfléchies, plaisantes pour elles-même, parfois sans autre récompense que leur propre réalisation. Ce que disent les joueurs, quand ils célèbrent l’ambiance de Metroid Prime, c’est précisément cela: j’ai aimé m’y perdre et le goût du jeu a été plus persistant que celui de la frustration. Tout ce qui intervient en-dehors des balises qui marquent notre progression, tout ce qui les sépare les unes des autres, c’est la substance et l’intérêt du jeu.

Ce qu’a apporté LSD au jeu vidéo, c’est une réalisation radicale de cette idée, qui est allée jusqu’à effacer tout ce qui faisait la structure des jeux d’aventure, prouvant que celle-ci n’était pas indispensable et qu’il y avait autre chose à voir derrière. Mais sa forme, le simulateur de rêves, restait une exception et non un modèle. Metroid Prime, au contraire, s’est attaché aux codes du genre mais les a utilisées pour servir la même cause qu’LSD. Ainsi, il a contribué à répandre une vision du jeu plus sensible à la place et au regard de la conscience joueuse. C’est de cette vision que se nourrit depuis une très large branche du jeu d’exploration indépendant. Au sein de celle-ci, d’ailleurs, la génération procédurale d’environnements qui implique un rapport plus personnel entre joueur et espace, a trouvé tout son intérêt. Ce procédé permet d’élaborer, sous la forme d’une série de lois, un environnement qui se construit lui-même, qui peut prendre dans la limite de ce qu’on lui autorise et des outils qu’on lui donne, toutes les formes possibles, allant parfois jusqu’à dépasser ce qu’on attendait de lui. Le paysage devient alors organique, autonome, et se prête à l’exploration puisqu’il n’a encore été vu par personne.

Nous affirmons que ces deux jeux découlent d’une même idée à laquelle l’un apporte une réponse vaporeuse et ouverte, et l’autre une réponse très précise et fermée, comme s’ils participaient à un même mouvement, comme si l’un avait marché dans les pas de l’autre. Mais à aucun moment nous n’affirmons que les développeurs de Metroid Prime avaient joué à LSD. Ils n’en avaient probablement jamais entendu parler. C’est justement l’évolution miraculeuse d’une même idée et les réalisations différentes dont elle est le seul liant qui nous amènent à lui prêter une valeur toute particulière, et à rechercher la trace de son itinéraire. Il semble bien souvent qu’il n’y en ait pas, qu’elle n’ait pas eu à se déplacer d’un projet à l’autre, très simplement parce qu’elle était partout à la fois. L’idée est diffuse, publique, elle est partagée avant même d’être pensée. C’est ce qui lui permet de prendre plus d’une forme, de toujours se ramifier pour devenir plurielle et pour peser dans le rap game.

Références

Schubert, Impromptu in A flat major
Hirofumi Taniguchi, Echude of Chu
Bamboos, The Bamboos theme
Les Baxter, Voodoo dreams voodoo
Gokuu Densetsu OST, BGM 08
80 drums around the world, ark Eyes, it happened in Monterey
Moondog, Symphonique #6
Les Baxter, Dr. Samuel J. Hoffman, Lunar rhapsody
Tangerine Dream, Das Romantische opfer
Jean-Michel Jarre, Shipyard overture
Pink Floyd, Interstellar overdrive
Cristobal Tapia de Veer, Mr. Rabbit’s game
The Cosmic Jokers, Galactic joke (a)
Wax Tailor, Am I free
KraftWerk, Hall of mirrors
Osamu Sato, Fried banana
Arvo Pärt, Tabula Rasa – Ludus
Ecole de Musique de Puisaye, D’nout temps à c’t’heure
Astrud Gilberto, The Gentle rain (Rjd2 remix)
Vangelis, Blade runner blues
Isao Tomia, Close encounters of the third kind (John Williams)
Nine Inch Nails, Ghosts I – 5
Matching Mole, Smoke signal
Blockhead, Farewell spaceman
Junichi Masuda, Go Ichinose, Morikazu Aoki, Sealed chamber
Pochonbo Electronic Ensemble, Snowflakes falling in the night sky
The Chemical Brothers, Private psychedelic reel
Beck, NYC_73-78 (Philip Glass)
Trent Reznor And Atticus Ross, Intriguing possibilites
Lord Sitar, I can see for miles

LSD: Dream emulator, OSD, 1998
The Art of computer designing, Osamu Sato, 1993
The Earth is round, Osamu Sato
Hellnight, Altus Co, 1998
Immercenary, 5 miles out, 1995
Cyberdillo (+ Making of), Pixel Technologies, 1996
Raven blade, Retro Studios, annulé
NFL Retro football, Retro Studios, annulé
Metroid prime trilogy: Developers Voice
Metroid prime, Retro Studios, 2002
Super Metroid, Nintendo R&D & Intelligent Systems, 1994
Metroid, Nintendo R&D & Intelligent Systems, 1986
Cosmology of Kyoto, Softedge, 1995
Dr. Jekyll and Mr. Hyde, Rouben Mamoulian, 1932
Paprika, Satoshi Kon, 2006
Yume Nikki, Kikiyama, 2004
Psychonauts, Double Fine Productions, Budcat Creations, 2005
Yume, Akira Kurosawa, 1990
Lovely sweet dream, artistes divers, 1995
The Legend of Zelda, Nintendo R&D4, 1986
Dungeon master, FTL Games, 1987
Myst, Cyan, Inc, 1993
The Neverhood (+ Making of), The Neverhood, Inc, 1996
Merzbau, Kurt Schwitters (Peter Bissegger’s reconstruction)
Megatron/Matrix, Nam June Paik, 1995
TV Buddha, Nam June Paik, 1974
Through the player 2, Yann Bauquesne, 2010
Another Nekropolis, Yann Bauquesne (ref. Tobias Bernstrup)
Vigilance 1.0, Martin Le Chevallier, 2001
Abstract ritual, Strangethink, 2014
Electroplankton, indieszero, 2005
Teleglitch, Paradox Interactive, 2012
Eidolon, Ice Water Games, 2014
The old city: Leviathan, Postmod softworks, 2014
Slave of god, increpare games, 2012
Everybody’s gone to the rapture, The Chinese Room, 2015
Chameleon sight, Audrey & Maxence, 2011
Kairo, Richard Perrin, 2013
Paradis perdus, Sergey Mohov, Fabian Bodet, Matthieu Bonnet
Ether one, White Paper Games, 2014
Proteus, Ed Key et David Kanaga, 2013
Pora Pora, Flex & Helo, 2014
Jazzpunk, Necrophone Games, 2014
Endless express, Felix Meunier, Alex Taillefert, Florian Veltman
Noctis IV, Alessandro Ghignola, 2003
Minecraft, Mojang (life in the woods modpack by Phedran), 2009
Dream, Hypersloth, à venir
Fract osc, Phosfiend Systems, 2014
Elite, David Braben and Ian Bell, 1984
No man’s sky, Hello Games, 2015
Sid Meyer’s Civilization: Beyond Earth, Firaxis Games, 2014

Majora’s Mask & Link’s Awakening – L’environnement destiné à disparaître

Genèses

1991. A link to the past, troisième jeu de la série Zelda, rencontre un succès planétaire. Takashi Tezuka propose alors d’en faire un portage sur console portable. Il s’appuie pour cela sur des expérimentations menées autour du gameboy par quelques développeurs des précédents Zelda en-dehors de leur temps de travail. Cette approche ludique et amateur simplifiera l’exercice à tel point qu’il n’aboutira finalement pas à un simple portage mais à Link’s Awakening, après seulement un an et demi de développement.

1998. Pol Pot meurt, la guerre du Kosovo éclate, quelques jeux sans importance voient le jour, mais surtout: Ocarina of Time. Après sa sortie, il n’est pas tout de suite question de concevoir son successeur. Parce qu’il serait dommage de gâcher, l’équipe qui a travaillé à son développement se penche d’abord sur une ré-édition plus étoffée et plus difficile. Eiji Aonuma, le responsable du projet, demande alors à travailler sur quelque chose de plus consistant et convainc Miyamoto de diviser l’équipe en deux parties. L’une suivra le chemin de départ pour développer Master Quest et l’autre, après une unique année de développement, accouchera de Majora’s Mask.

Nous évoquerons donc deux jeux développés sur une période très courte et de façon un peu informelle, voire limite dissidente, à partir d’un projet centré au départ sur un précédent jeu. Dans les deux cas, le jeu en question est une oeuvre majeure, très innovante dans sa forme et dans sa narration mais dont le scénario reste plutôt classique.

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Distanciation et Rapprochements

Il est fréquent que le jeu nous invite, le temps de quelques minutes, à nous familiariser avec son environnement et à nous y attacher, avant d’amener une rupture qui nous éloignera brutalement de ces premières impressions. Nous ferons alors notre possible pour nous en rapprocher et pour revenir à la situation initiale. Link’s Awakening et Majora’s Mask comptent parmi ces jeux dans lesquels la rupture précède la découverte et en est la cause. Dans l’introduction de Link’s Awakening, Link se réveille sur l’île de Cocolint après s’être évanoui lors d’un naufrage, puis il est recueilli par Marin et Tarkin. Au début de Majora’s Mask, il est entraîné dans le monde de Termina par Skull Kid, qui porte le masque de Majora et qui deviendra l’antagoniste du jeu.

Cette situation nous rend étranger à l’univers visité, mais surtout, elle souligne la fragilité de celui-ci, qui nous semblera naturellement éphémère parce qu’il ne connait pas de situation initiale, et parce qu’il est déjà menacé quand on le découvre. Dans un cas, il n’existe que de façon illusoire, à l’intérieur d’un rêve, et dans l’autre il semble faire l’objet d’une malédiction qui nous sera rappelée régulièrement. Et au cas où l’on finirait par oublier où nous sommes malgré les fréquentes allusions des personnages, l’effrayante lune de Termina ou l’œuf colossal de Kokolint se tiennent toujours à portée de regard. Ces deux éléments sont beaucoup trop imposants pour ne pas inspirer la perplexité. Ils empêchent d’envisager le paysage comme un environnement neutre, et nous entraînent à adopter un regard moins crédule, plus analytique sur tout ce qui nous sera présenté après eux. Les références à l’univers de Nintendo, qui sont légion dans Link’s Awakening, ont la même fonction. Elles nous font prendre de la distance, rendent notre lecture plus active. Même chose pour la référence appuyée au Voyage dans la lune dans Majora’s Mask et pour celle à L’Odyssée dans Link’s Awakening. Le détournement, les clins d’œil et les références ne se limitent pas toujours à du fan service ou à de la pédanterie. Ils ont toujours été utilisés depuis le théâtre jusqu’au jeu vidéo, pour cette raison précise: changer la valeur des images en les associant entre elles, et inviter la conscience joueuse ou spectatrice à chercher du sens dans ce qu’elle voit.

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Fin de l’Histoire, début de l’Aventure

Dans le Voyage dans la lune de Méliès, c’est l’humain qui vient à la lune. Cette image d’anticipation peut être reçue à l’époque parce que des progrès technologiques sont évidents. Elle est alors complètement fantaisiste, mais la fantaisie ne nous touche que si elle est le prolongement d’une réalité. Cette réalité, c’est la période des grandes inventions, où tout semble possible. Dans Majora’s Mask, c’est la lune qui approche. Cette image a du sens parce que la lune a déjà été visitée quand ce jeu est conçu, et semble donc déjà bien plus proche en 2000 qu’en 1902. L’idée que l’humain est allé trop loin s’est alors largement répandue et a renforcé sa fascination pour l’apocalypse. Certaines lectures de Majora’s Mask associeront d’ailleurs les tours d’Ikana ou celle du bourg clocher à la tour de Babel et donc à une insulte faite aux déesses qui apparaissaient dans Ocarina of Time. Majora serait alors une incarnation de ces déesses venues punir l’adoration des quatre dieux païens de Termina et la construction de monuments obscènes.

Il y a une différence importante dans la façon dont Link’s Awakening et Majora’s Mask abordent l’Histoire, celle avec la grande H. Si Link se retrouve sur Kokolint, c’est parce qu’à la fin d’A link to the past, alors que tout danger est écarté, il décide de partir en mer pour affronter d’autres dangers et se préparer aux prochaines invasions. L’Histoire est donc envisagée comme un éternel retour qui verra inévitablement le mal se répéter, se confronter au même héros au même endroit et à peu de choses près de la même façon. C’est précisément l’objet de la série Zelda, comme de tout un tas de séries. La répétition dans Majora’s Mask, en revanche, n’est pas envisagée comme une suite infinie d’événements identiques. Au contraire, elle a pour fonction de souligner une urgence, de rendre le temps insuffisant et de faire exister par anticipation la fin du jeu.

À l’issue d’Ocarina of Time, on est dans une situation de fin de l’Histoire. C’est à dire que l’Histoire universelle, celle de la progression de la raison et du bien, est arrivée à son terme. Appliquée au monde réel, la notion de fin de l’Histoire est assez dangereuse, mais dans la fiction mainstream, elle est presque devenue une règle tacite. L’état du monde doit être stable quand on le quitte, pour rendre notre intervention ou celle du héros utile, morale et satisfaisante. Ainsi, à la fin d’Ocarina of Time, le monde est unifié et l’autre histoire, celle avec le petit H, pourrait être libre de suivre calmement son cours. Mais ce qu’il faut prendre en compte, c’est que la plupart des personnages principaux de jeu vidéo, Link compris, sont responsables de l’avenir du monde. Tout, dans leur existence, est directement lié à des événements majeurs, ou en est au moins une manifestation symbolique. Link est l’incarnation de l’Histoire universelle. Aussi, maintenant qu’elle est terminée, il est sans fonction. Ocarina of Time fait ainsi connaître à la conscience joueuse une injustice qui marque la fin du jeu: lorsqu’il est délivré, le monde de jeu met cette conscience à l’écart, l’exclut, s’en débarrasse. Zelda renvoie Link dans une époque qui n’est plus la nôtre, et Navi l’abandonne. Elle avait réveillé ce personnage au début de son aventure, et avait été son guide jusqu’à la fin du jeu. Une fois ce point atteint, elle n’a plus de fonction, et son départ marque la fin symbolique de l’histoire, ou du moins celle de ce jeu particulier. Elle n’équivaut cependant pas à une fin de l’Histoire totale, puisque cette situation est tout de même reprise à l’identique au début de Majora’s Mask. Link cherche sa fée (et donc l’histoire), parce que sans elle, le jeu ne pourra pas commencer. Trouvant à sa place deux fées différentes, et ne pouvant renouer avec les repères qui constituaient le tissu d’Ocarina of Time, le personnage s’engagera alors dans une histoire nouvelle qui aura pour sujets principaux la séparation et le morcellement.

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Tissu vivant

En début de jeu, le corps d’une peste Mojo nous est imposé. Nous faisons alors l’expérience de l’inégalité et de la séparation dans le monde de Termina. Cette forme n’est pas seulement pour nous un frein technique, mais également un frein social. Quand, plus tard, nous aurons l’opportunité de reprendre forme humaine, puis d’adopter les traits d’un Goron ou d’un Zora, nous constaterons à nouveau que chaque classe n’est pas traitée de la même façon par les personnages. La quête de Link l’amènera cependant à appartenir à chacune de ces classes et ainsi à participer à leur réunification. Ce sera le rôle principal des masques dans notre aventure: nous faire adopter un regard en même temps qu’une apparence, et chaque masque sera l’occasion de découvrir autant d’humanités aussi diverses que justes. Voilà le motif pour lequel nos premières heures de jeu se concentraient sur une série de quêtes qui ne se rapportaient pas directement à notre objectif premier: en même temps qu’il nous offrait une série d’outils pour mieux appréhender sa temporalité si particulière, le jeu nous éclairait sur son orientation dialogique et sociale. C’est un parti pris assez fort que de créer une telle rupture dès le début du jeu entre nos aspirations épiques et le parcours trivial qui à terme, et par des voies détournées, doit nous en rapprocher. Majora’s Mask attire souvent notre attention sur des histoires secondaires, de petite envergure, mais qui font le tissu vivant de l’environnement ludique. Ce travail particulier sur les petits personnages avait déjà commencé avec Link’s Awakening. L’idée de Tezuka était de créer pour ce jeu un univers rappelant Twin Peaks, en prenant pour sujet un milieu isolé et peuplé par un petit nombre de personnages. Il a également demandé, pour leur donner du relief, à ce que chacun d’eux soit raisonnablement suspect. Cette idée a créé des habitudes qui perdurent encore dans la série et qui ont eu une influence évidente sur le bourg-clocher de Majora’s Mask

 

C’est ainsi quand on observe les personnages reproduisant infatigablement leur quotidien qu’on mesure la pertinence du système des trois jours. Il nous expose l’importance de chaque comportement en le rendant routinier. Toute action, aussi anodine soit-elle, contribuera parce qu’elle est répétée, à construire l’image d’un personnage. C’est la technique qu’utilisent entre autres Philip Glass et Steve Reich, pour composer un ensemble qui se fonde sur le détail répété et lui ressemble. Dans Majora’s Mask, ce procédé gagne encore en profondeur parce qu’il est associé à la perspective d’une catastrophe. Comme dans Magnolia ou Short Cuts, il s’agit de créer une inquiétude avant de déployer des personnages. Leurs itinéraires se recouperont ensuite pour former un réseau cohérent, unique et fragile. Et l’on devine que cette accumulation de coïncidences ne peut mener qu’à quelque chose d’important. L’attente de la catastrophe permet d’élargir l’empathie de la conscience joueuse ou spectatrice non plus aux seuls personnages principaux, mais à la totalité du réseau. Elle place tous les individus sur le même plan et met en lumière leur vulnérabilité en les confrontant à quelque chose de trop grand pour eux: la fatalité. Ainsi, c’est la communauté qui devient personnage principal, puisque la quête prend une envergure universelle.

Dans cette configuration là, on s’attache à l’environnement parce qu’on craint de le voir disparaître. D’une manière semblable, avec un jeu comme Fallout dans lequel la catastrophe a lieu avant le début du jeu, on s’attache aux restes, aux petites renaissances, à tout ce qui peut émerger des décombres. Mais le lien est pas le même et l’enjeu non plus. Certes, qu’il s’agisse de survie ou de reconstruction, on s’exécute parce que c’est la seule chose à faire, mais aussi et surtout parce que tout est possible et qu’on veut sortir rapidement de la situation précaire du début. Dans un cas comme celui de Majora’s Mask , à l’inverse, on n’a absolument pas le choix et on agit par devoir sans envisager d’autre situation que celle qui précédait le début du jeu. Link’s Awakening est encore beaucoup plus déconcertant. L’île de Kokolint est paradisiaque. Toute notre quête vise à faire disparaître cet environnement si généreux dans lequel un miracle nous avait introduit. Que ce but nous semble ou non cohérent, nous n’avons n’a pas d’autre choix que d’obtempérer, puisqu’il est l’unique direction du jeu. Link doit se réveiller et faire disparaître l’illusion par laquelle il s’était laissé séduire. Ainsi, l’équipe de développement se permet encore une fois de nous inviter à interroger notre rapport à cet environnement rêvé. Et alors qu’on se demande quelle valeur peut bien avoir une action menée dans un rêve, on pourra très bien se demander quelle valeur peut bien avoir une action menée dans un jeu vidéo.

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Foi et Fiction

On peut lire Link’s Awakening avec les codes de la psychanalyse. C’est ce qu’a fait un fan Allemand qui a conclu dans un premier temps que l’île de Kokolint a tout d’une projection idéale de l’univers d’A link to the past. La plupart des éléments de Link’s Awakening trouvent leur équivalent dans celui-ci, à commencer par Marin et Tarkin, qui occupent les rôles de Zelda et de l’oncle de Link. L’ocarina, lui, apparaît même au cours d’une séquence de rêve à l’intérieur du rêve. Bien entendu, l’interprétation ne s’arrête pas là, et s’intéresse aux motifs de l’apparition de ce rêve: Link a repris la mer pour rentrer chez lui, démarche régressive, plutôt que pour trouver un chez-lui. Ce rêve serait la manifestation des blocages qui l’en empêchent. Il se retrouve donc à nouveau dans une sorte d’Hyrule, plus séduisante, qu’il devra volontairement quitter pour accéder à la liberté. On peut noter pour étayer cette proposition que juste après le 4ème donjon, Link est poursuivi par un fantôme qui l’empêche de faire quoi que ce soit pour progresser dans sa quête. Pour s’en libérer, il doit ramener ce mort dans sa maison désormais abandonnée. Le fantôme constatera alors que rien n’a changé et seulement après cela, si Link le conduit jusqu’à sa tombe, il trouvera le repos. L’objectif final est également très symbolique, puisqu’il s’agit d’entrer dans un œuf (plutôt que d’en sortir) pour tuer ce qui se trouve à l’intérieur, à savoir une réminiscence de différents boss issus de Link’s Awakening comme d’A link to the past.

Majora’s Mask propose un parcours à peu près identique. Il faut se he hisser jusqu’au point le plus élevé de l’environnement de jeu, pour entrer dans l’élément mystique qui s’y trouve (celui qui est visible depuis le début et qui met en cause la subsistance de l’environnement), constater qu’il s’agit d’une sorte de matrice chargée de symboles, entrer à l’intérieur et détruire son contenu au milieu d’un terrifiant trip sous acide. Si l’on considère donc Majora comme une incarnation des Déesses d’Hyrule, et si l’on prête attention aux formes que prend Maleficio dans Link’s Awakening, il semblerait bien que le boss du jeu soit dans les deux cas un autre jeu, un jeu qui s’était terminé et que l’on doit réinvestir. Il apparaît, à la lumière de ce constat, que les univers de Link’s Awakening et de Majora’s Mask sont en quelque sorte des univers jetables: leur fonction est de légitimer à nouveau l’aventure de Link et de permettre une transition après un jeu légendaire et canonique qui paraissait indépassable. C’est pour cette raison qu’ils sont beaucoup moins religieux et surtout beaucoup moins classiques, avec tout ce que ce terme suppose à la fois de lourdeur et de puissance. Link’s Awakening et Majora’s Mask occupent chacun une place de pivot, d’articulation dans la série, et c’est cette place particulière qui justifie à la fois leur géniale singularité et la nature éphémère de leur environnement.

Si l’on annonce que ces jeux sont moins religieux, c’est parce tout dans A link to the past et Ocarina of Time faisait figure d’icône, que la foi y était omniprésente et que que leur paysage mystique était très équilibré et surtout très fixe. Dans Link’s Awakening et Majora’s Mask, c’est l’exact inverse. Kokolint est un temple du doute, et il n’y a aucune d’unité de croyance dans le monde de Termina. Le rapport au masque, aux dieux et au sacré est différent pour chaque personnage rencontré. Majora’s Mask est en ce sens une fresque moderne, qui se permet de nous rappeler la fragilité de notre propre environnement et même de poser des questions morales (une célébration est-elle illégitime dans un contexte tragique, ou prend-elle au contraire toute son importance dans cette situation particulière? Et par extension, est-il acceptable de représenter le tragique et de jouer avec comme on le fait dans le jeu vidéo?). Les masques, comme les jeux, sont des outils de représentation et soulèvent toujours leur lot d’incertitudes. Dans Majora’s Mask, ils passent du statut d’objet de culte à celui de babiole dérisoire. Et cette atmosphère de doute met la personne joueuse face à ses propres choix, puisqu’il lui appartient de construire lui-même son jugement en l’absence d’autorité religieuse ou intellectuelle (un certain nombre d’interprétations de Majora’s Mask placent d’ailleurs tout l’univers de Termina à l’intérieur d’un rêve de Link). Le succès de la conscience joueuse dépend de son implication dans le jeu, qui est une représentation et qui utilise le doute comme une mise à l’épreuve. C’est pourquoi cette conscience, si elle est victorieuse, incarne le retour d’une forme de foi dans Termina.

La valeur d’un jeu, comme la valeur d’une pièce, réside dans son incomplétude: il y manque quelque chose. Ainsi la conscience joueuse ou actrice peut encore y participer activement. Une cartouche n’est pas un produit fini: il ne suffit pas de l’insérer dans la console pour en apprécier le contenu. Pensons au mutisme des personnages Nintendo, ou au nom de Link qui signifie « lien » et suppose ainsi qu’il ne soit qu’un intermédiaire, qu’un médiateur au même titre que le personnage de Metropolis. Il y a dans le jeu vidéo un espace vierge qui laisse à la conscience joueuse sa place, et si le système dans lequel elle s’intègre est construit avec minutie, il lui semblera naturel d’en imaginer le prolongement. C’est ce qui fait que les interprétations, les machinima ou les mods sont si fréquents. C’est un signe de bonne santé pour ce medium, puisqu’un objet culturel qui n’est pas manipulé ou auquel on accorde un respect excessif, c’est un objet qui vieillit et qui meurt. C’est le principe même du musée, qui implique que ce que ce qui s’y trouve puisse être contenu en un point fixe, terminé, et donc mort. Cela pourrait malgré tout arriver aux jeux vidéo, qui s’y font déjà leur place.

Références

Saint Preux, Concerto pour une voix
Angelo Badalamenti, Dance of the dream man
Angelo & Moreno Trio, I’ll see you in my dreams
Koji Kondo, Clock town Day 3
Ella Fitzgerald, If dreams come true
Lord Sitar, Daydream believer
Les Baxter, Dr. Samuel J. Hoffman, Lunar rhapsody
Perturbator, Electric Dream
Hirofumi Taniguchi, Decisive Battle – Island in the river
The Seatbelts, The Egg and I
Duke Ellington, Moonlight fiesta
Osamu Sato, Durian moon
Gangpol und mit, The World is gonna end
Koji Kondo, History of the goddesses
King Crimson, Moonchild / The Dream / The Illusion
Ryoji Yoshitomi, The Moon’s lamppost
The Out Islanders, Moon mist
Michael Galasso, Baroque
Moondog, Sandalwood
Dean Martin, Blue moon
Peter Broderick, Island (remix)
Terry Riley, Ascending whale dream
Tatsuhiko Asano, The Island of memory
Emir Kusturica & the No Smoking Band, Emir’s dream
Philip Glass, Video dream
Angelo Badalamenti, The Bookhouse boys

The Legend of Zelda: Ocarina of time, Nintendo, 1998
The Legend of Zelda: The Wind waker, Nintendo, 2002
The Legend of Zelda: A link to the past, Nintendo, 1991
The Legend of Zelda: Link’s awakening, Nintendo, 1993
The Legend of Zelda: Master quest, Nintendo, 2002
The Legend of Zelda: Majora’s mask, Nintendo, 2000
The Legend of Zelda: Twilight princess, Nintendo, 2006
La dialectique peut-elle casser des briques, René Viénet, 1973
Hamlet, Shakespeare (Ostermeier, 2008)
Fez, Polytron, 2012
Le Voyage dans la lune, Georges Méliès, 1902
The Legend of Zelda: The Minish cap, Capcom, 2004
Contra 3, Konami, 1992
One chance, Awkward silence games, 2010
Twin peaks, David Lynch, Mark Frost, 1990
Mizzurna falls, Human entertainment, 1998
Everyday the same dream, molleindustria, 2010
Magnolia, P.T Anderson, 1999
Short cuts, Robert Altman, 1993
You, the living, Roy Andresson, 2007
Pathologic, Ice-pick lodge, 2005
Fallout: New Vegas, Obsidian Entertainment, 2010
Disaster report, Irem, 2002
Little wheel, fast games, 2009
Treme, David Simon, Eric Overmyer, 2010
Hotline Miami, Dennaton Games, 2012
Noboranka, Coreland, 1986
Pu-li-ru-la, Taito, 1991
Super Smash Bros. Brawl, Ad hoc development team, 2008
Agamemnon, Eschyle (Peter Stein, 1980)
Agamemnon, Eschyle (Ariane Mnouchkine, 1991)
Team fortress – The Doc, Machinima, 2012
Braid, Jonathan Blow, 2008
The Stanley parable, Davey Wreden, 2011
Batman, Tim Burton, 1989